Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Yves Bonnefoy Rencontre avec Yves Bonnefoy : La maison natale V - VI - VII - VIII

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V

Or, dans le même rêve

Je suis couché au plus creux d’une barque,

Le front, les yeux contre ses planches courbes

Où j’écoute cogner le bas du fleuve

Et tout d’un coup cette proue se soulève,

J’imagine que là, déjà, c’est l’estuaire,

Mais je garde mes yeux contre le bois

Qui a odeur de goudron et de colle.

Trop vastes les images, trop lumineuses,

Que j’ai accumulées dans mon sommeil.

Pourquoi revoir, dehors,

Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre,

Je désire plus haute ou moins sombre rive.


Et pourtant je renonce à ce sol qui bouge

Sous le corps qui se cherche, je me lève,

Je vais dans la maison de pièce en pièce,

Il y en a maintenant d’innombrables,

J’entends crier des voix derrière des portes,

Je suis saisi par ces douleurs qui cognent

Aux chambranles qui se délabrent, je me hâte,

Trop lourde m’est la nuit qui dure, j’entre effrayé

Dans une salle encombrée de pupitres,

Vois, me dit-on, ce fut la salle de classe,

Vois sur les murs tes premières images,

Vois, c’est l’arbre, vois, là, c’est le chien qui jappe,

Et cette carte de géographie, sur la paroi

Jaune, ce décolorement des noms et des formes,

Ce déssaisissement des montagnes, des fleuves,

Par la blancheur qui transit le langage,

Vois, ce fut ton seul livre. L’Isis du plâtre

Du mur de cette salle, qui s’écaille,

N’a jamais eu, elle, n’aura rien d’autre

A entrouvrir pour toi, refermer sur toi.


VI

Je m’éveillai, mais c’était en voyage,

Le train avait roulé toute la nuit,

Il allait maintenant vers de grands nuages

Debout là-bas, serrés, aube que déchirait

A des instants le lacet de la foudre.

Je regardais l’avènement du monde

Dans les buissons du remblai ; et soudain

Cet autre feu, en contrebas d’un champ

De pierres et de vignes. Le vent, la pluie

Rabattaient sa fumée contre le sol,

Mais une flamme rouge s’y redressait,

Prenant à pleine mains le bas du ciel.

Depuis quand brûlais-tu, feu des vignerons?

Qui t’avait voulu là et pour qui sur terre?


Après quoi il fit jour; et le soleil

Jeta de toutes parts ses milliers de flèches

Dans le compartiment où des dormeurs

La tête dodelinait encore, sur la dentelle

Des coussins de lainage bleu. Je ne dormais pas,

J’avais trop l’âge encore de l’espérance,

Je dédiais mes mots aux montagnes basses,

Que je voyais venir à travers les vitres.


VII

Je me souviens, c’était un matin, l’été,

La fenêtre était entrouverte, je m’approchais,

J’apercevais mon père au fond du jardin.

Il était immobile, il regardait

Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout,

Voûté comme il était déjà mais redressant

Son regard vers l’inaccompli ou l’impossible.

Il avait déposé la pioche, la bêche,

L’air était frais ce matin-là du monde,

Mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel

Le souvenir des matins de l’enfance.

Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière,

Je ne le savais pas, je ne sais encore.


Mais je le vois aussi, sur le boulevard,

Avançant lentement, tant de fatigue

Alourdissant ses gestes d’autrefois,

Il repartait au travail, quant à moi

J’errais avec quelques-uns de ma classe

Au début de l’après-midi sans durée encore.

A ce passage-là, aperçu de loin,

Soient dédiés les mots qui ne savent dire.


(Dans la salle à manger

De l’après-midi d’un dimanche, c’est en été,

Les volets sont fermés contre la chaleur,

La table débarrassée, il a proposé

Les cartes puisqu’il n’est pas d’autres images

Dans la maison natale pour recevoir

La demande du rêve, mais il sort

Et aussitôt l’enfant maladroit prend les cartes,

Il substitue à celles de l’autre jeu

Toutes les cartes gagnantes, puis il attend

Avec fièvre, que la partie reprenne, et que celui

Qui perdait gagne, et si glorieusement

Qu’il y voie comme un signe, et de quoi nourrir

Il ne sait, lui l’enfant, quelle espérance.

Après quoi deux voies se séparent, et l’une d’elles

Se perd, et presque tout de suite, et ce sera

Tout de même l’oubli, l’oubli avide.


J’aurai barré

Cent fois ces mots partout, en vers, en prose,

Mais je ne puis

Faire qu’ils ne remontent dans ma parole.)


VIII

J’ouvre les yeux, c’est bien la maison natale,

Et même celle qui fut et rien de plus

La même petite salle à manger dont la fenêtre

Donne sur un pêcher qui ne grandit pas.

Un homme et une femme se sont assis

Devant cette croisée, l’un face à l’autre,

Ils se parlent, pour une fois. L’enfant

Du fond de ce jardin les voit, les regarde,

Il sait que l’on peut naître de ces mots.

Derrière les parents la salle est sombre.

L’homme vient de rentrer du travail. La fatigue

Qui a été le seul nimbe des gestes

Qu’il fût donné à son fils d’entrevoir

Le détache déjà de cette rive.