Engomi, un des derniers poèmes de Séféris,évoque les ruines ,datant de l'âge de bronze, situées autour de la ville de Engomi, dans l'île de Chypre :"Chypre, qu'Apollon m'a dit d'habiter"
Engomi
La plaine était immense, étale ; de très loin,
On voyait le va-et-vient des bras qui bêchaient.
Dans le ciel, maintes volutes de nuages, et, par endroits,
Une trompette rose et or : le crépuscule.
Sur l'herbe rare et les épines passaient
Des souffles légers d'après la pluie. Il avait dû pleuvoir
Là-haut, sur la cime des monts touchés par les couleurs.
Et moi, je m'avançais vers ceux qui travaillaient,
Femmes et hommes, avec des bêches dans les fossés.
C'était une ville ancienne :rues, murailles, maisons
émergaient, tels des muscles de cyclopes de pierre,
L’anatomie d'une force tarie, sous les yeux
De l'archéologue, de l'anesthésiste ou du chirurgien,
Fantômes et soies, lèvres et luxe, consumés
Et les tentures de la douleur, grandes ouvertes,
Laissant voir, indifférente et nue, la tombe.
Et je suivais des yeux les hommes au travail.
Épaules tendues, bras, frappant
Sur un rythme lourd et pressant, cette désolation .
Comme si, sur ces décombres, tournait la roue du destin.
Soudain, je marchais, et je ne marchais plus ;
Je regardais les oiseaux du ciel : figés dans leur vol ;
Je regardais l’azur : interdit;
Je regardais les corps qui travaillaient : immobiles.
Et un visage parmi eux montait dans la lumière.
Des cheveux noirs déferlaient sur la nuque, les sourcils
Avaient le frémissement d'une aile d'hirondelle, les narines
S’arquaient au-dessus des lèvres, et le corps entier maintenant
Se détachait, nu, de ce chantier ; ses seins nubiles
Étaient ceux de la Vierge des Chemins ;
Une danse sans mouvement.
Et je baissais les yeux autour de moi :
Des filles pétrissaient — et nulle ne touchait à la pâte ;
Des femmes filaient — et les fuseau xne tournaient pas ;
Des agneaux, s’abreuvaient — et leurs langues pendaient
Sur des eaux vertes qui paraissaient endormies,
Et le berger demeurait debout, sa houlette, immobile dans l’air.
Et je voyais à nouveau monter ce corps :
Des hommes en foule, se rassemblaient, comme des multitudes de fourmis,
Et ils la frappaient de leur lance, et elle restait indemne.
Son ventre brillait à présent, comme la lune,
Et je songeait que le ciel était la matrice
Qui lui avait donné naissance, et qui la reprenait, la mère et l'enfant.
Ses pieds demeurèrent un instant comme de marbre.
Il s'évanouirent : une Assomption.
Le monde
Devenait une fois de plus, ce qu'il était, le nôtre,
Le monde de la terre et du temps.
Des parfums de térébInthe
Se mirent à sourdre des pentes anciennes de la mémoire,
Étreintes parmi les feuilles, lèvres humides,
Et tout se dessécha d'un coup, sur l'étendue de la plaine,
Sur le désespoir de la pierre, sur cette force consumée,
Sur ce lieu vide à l'herbe rare et aux épines,
Où se glissait, placide, un serpent,
Où l'on dilapide tant d'années en vue de mourir.
Journal de bord III,
Au mondé de Chypre ,
mémoire et amour