De l'autre côté de l'eau 1694 ( 28x 22,2 cm) Los Angeles County Museum of Art
La vie est un passage, tout chemin est un pont, lancé entre ce qui est, et ce qui doit advenir. La réalité obtuse, rassurante aux yeux de l’imbécile—parfois même aux yeux du sage qui demande à faire halte, à se reposer une heure ou deux dans la brave épaisseur des choses— est faite pour être contournée. Mieux : pour être dissoute dans le principe de l'universelle indistinction. On cale un instant ses fesses sur le rocher costaud, on prend conseil auprès de l’arbre solidement enraciné, et puis on continue. Tant qu'on n’a pas franchi le pont, on est ici, c'est-à-dire nulle part. Après ? L'on a entendu dire que d'autres entités prennent racine là-bas : brumes et nuées. Y aller voir pour s'en rendre compte par soi-même. Songer à revenir ? C'est autre chose.
Ah, qui dira le secret de ces arbres, hautement bouclés, sentinelles du néant ! Le pinceau, qui oublie, ici, toute règle, les traite avec une désinvolture qui transcende l'exactitude. On n'est pas plus arbre que ça. Des apparences d’arbres qui ne sont peut-être pas loin d'être des essences (que botanistes et philosophes nous pardonnent ce jeu de mots, il s’imposait en quelque sorte). Immanence, transcendance ? Le poète pouffe discrètement dans sa manche devant ce distinguo qui n'a pas lieu d’être— en Chine en tout cas. Réalité, représentation ? Qui osera séparer ces deux sœurs jumelles ?
François Cheng (page 104) : Shitao (1642-1707) la saveur du monde - Phébus 1998