Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pessoa Rencontre avec Fernando Pessoa-Caeiro : Le gardeur de troupeaux

Je crois au monde comme à une marguerite

Parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui

Parce que penser, c'est ne pas comprendre...

Le monde ne s'est pas fait pour que nous pensions à lui

(Penser, c'est être dérangé des yeux)

Mais pour que nous le regardions et en tombions d'accord...

Moi je n'ai pas de philosophie : j'ai des sens...

Si je parle de la Nature ce n'est pas que je sache ce qu'elle est,

Mais c'est que je l'aime, et je l'aime pour cela même,

Parce que lorsqu'on aime, on ne sait jamais ce qu'on aime

Pas plus que pourquoi on aime, ou ce que c'est qu'aimer...

Aimer est la première innocence, Et toute innocence ne pas penser...


***

C'est assez de métaphysique que de ne penser à rien.

Ce que je pense du monde ?

Va - t - en savoir ce que je pense du monde !

Si je tombais malade j'y penserais.

Quelle idée je me fais des choses ?

Quelle est mon opinion sur les causes et les effets ?

Qu'ai - je médité sur Dieu et l'âme

Et sur la création du monde ? Je n'en sais rien.

Pour moi penser à cela c'est fermer les yeux

Et ne pas penser. C'est tirer les rideaux

De ma fenêtre (qui d'ailleurs n'a pas de rideaux).

Le mystère des choses ? Va - t'en savoir ce qu'est le mystère ?

L'unique mystère est qu'il y en ait qui pensent au mystère.

Qui se tient au soleil et ferme les yeux,

Commence à ne plus savoir ce qu'est le soleil,

Et à penser maintes choses pleines de chaleur.

Mais il ouvre les yeux et voit le soleil,

Et voilà qu'il ne peut plus penser à rien,

Parce que la lumière du soleil vaut mieux que les pensées

De tous les philosophes et de tous les poètes.

La lumière du soleil ne sait pas ce qu'elle fait

Et pour cela n'est pas erronée, elle est commune et bonne.

Métaphysique ? Quelle métaphysique ont ces arbres - là ?

Celle d'être verts et touffus et d'avoir des branches

Et celle de donner des fruits à leur heure, ce qui ne nous fait pas penser

À nous - mêmes, qui ne savons pas faire attention à eux.

Mais quelle meilleure métaphysique que la leur,

Qui est de ne pas plus savoir pourquoi ils vivent

Que de savoir qu'ils ne le savent pas ?

Constitution intime des choses...

Sens intime de l'univers...

Tout ça est faux, tout ça ne veut rien dire.

C'est incroyable que l'on puisse penser à ce genre de choses.

C'est comme de penser à raisons et fins

Quand le tout début du matin se met à rayonner, et que sur le profil des arbres

Un or lustral et vague vient perdre peu à peu sa part d'obscurité.

Penser au sens intime des choses ,

C’est en plus , comme de penser à la santé

Ou d’apporter un verre à l’eau des fontaines .

L'unique sens intime des choses

Est qu'elles n'ont pas de sens intime du tout. »

Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l'ai jamais vu.

S'il voulait que je croie en lui,

Sans doute viendrait-il me parler

Et entrerait-il chez moi par la porte

En me disant : me voici !"


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Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre / Não basta abrir a janela

Pour voir les champs et la rivière. / Para ver os campos e o rio.

Il n’est pas suffisant de ne pas être aveugle/ Não é o bastante não ser cego

Pour voir les arbres et les fleurs./ Para ver as árvores e as flores.

Il faut aussi n’avoir aucune philosophie. / É preciso também não ter filosofia nenhuma.

Quand il y a philosophie, il n’y a pas d’arbres : il y a es idées, sans plus /Com filosofia não há árvores: há idéias apenas.

Il n’y a que chacun de nous, à la manière d’une cave. /Há só cada um de nós, como uma cave.

Il n’y a qu’une fenêtre fermée, avec le monde entier au-dehors ; /Há só uma janela fechada, e o mundo lá fora;

Ainsi qu’un rêve de ce qui pourrait être vu si la fenêtre s’ouvrait, /E um sonho do que se poderia ver se a janela se abrisse,

et qui n’est jamais ce qui est vu lorsque s’ouvre la fenêtre./Que nunca é o que se vê quando se abre a janela.

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Autour du tombeau de Fernando Pessoa, au cloître du mosteiro des Jeronimos (Santa-Maria de Jerónimos), dans le quartier de Belém (Lisbonne) - textes gravés de Fernando Pessoa et de ses hétéronymes : Álvaro de Campos, Ricardo Reis, Alberto Caeiro

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***

La confondante réalité des choses

Est ma découverte de tous les jours.

Chaque chose est ce qu’elle est

Et il est difficile d’expliquer à quiconque à quel point cela me réjouit,

Et à quel point cela me suffit.


***

Mais pourquoi est - ce que m’interroge, si ce n’est que je suis malade ?

Aux jours dans le vrai, aux jours extérieurs de ma vie,

Mes jours de parfaite lucidité naturelle,

Je perçois sans percevoir que je pe rçois,

Je vois sans savoir que je vois,

Et jamais l’Univers n’est aussi réel qu’à ce moment - là.


***

J'apporte à l'Univers un nouvel Univers

Car j'apporte à l'Univers l'Univers lui - même .


***

« C'est peut - être le dernier jour de ma vie

J'ai salué le soleil, en levant ma main droite,

Mais je ne l'ai pas salué pour lui dire adieu,

J'ai fait signe que j'aimais bien le voir encore : rien d'autre. »

Pessoa sous le pseudoyne d'Alberto Caeiro , Le gardeur des troupeaux, et Poèmes désassemblés