Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Paul Valéry Rencontre avec Paul Valéry : Le Cimetière marin

Le Cimetière marin

Écoutez Jean Vilar

  Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

O récompense après une pensée

Qu'un long regard sur le calme des dieux !


Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d'imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir!

Quand sur l'abîme un soleil se repose,

Ouvrages purs d'une éternelle cause,

Le Temps scintille et le Songe est savoir.


Stable trésor, temple simple à Minerve,

Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi

Tant de sommeil sous une voile de flamme,

O mon silence! . . . Édifice dans l'âme,

Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit !


Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,

À ce point pur je monte et m'accoutume,

Tout entouré de mon regard marin ;

Et comme aux dieux mon offrande suprême,

La scintillation sereine sème

Sur l'altitude un dédain souverain.


Comme le fruit se fond en jouissance,

Comme en délice il change son absence

Dans une bouche où sa forme se meurt,

Je hume ici ma future fumée,

Et le ciel chante à l'âme consumée

Le changement des rives en rumeur.


Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !

Après tant d'orgueil, après tant d'étrange

Oisiveté, mais pleine de pouvoir,

Je m'abandonne à ce brillant espace,

Sur les maisons des morts mon ombre passe

Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.


L'âme exposée aux torches du solstice,

Je te soutiens, admirable justice

De la lumière aux armes sans pitié!

Je te rends pure à ta place première :

Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière

Suppose d'ombre une morne moitié


O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,

Auprès d'un coeur, aux sources du poème,

Entre le vide et l'événement pur,

J'attends l'écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l'âme un creux toujours futur !


Sais-tu, fausse captive des feuillages,

Golfe mangeur de ces maigres grillages,

Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,

Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,

Quel front l'attire à cette terre osseuse ?

Une étincelle y pense à mes absents.


Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,

Fragment terrestre offert à la lumière,

Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,

Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ;

La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !


Chienne splendide, écarte l'idolâtre !

Quand solitaire au sourire de pâtre,

Je pais longtemps, moutons mystérieux,

Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,

Éloignes-en les prudentes colombes,

Les songes vains, les anges curieux !


Ici venu, l'avenir est paresse.

L'insecte net gratte la sécheresse ;

Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air

A je ne sais quelle sévère essence …

La vie est vaste, étant ivre d'absence,

Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.


Les morts cachés sont bien dans cette terre

Qui les réchauffe et sèche leur mystère.

Midi là-haut, Midi sans mouvement

En soi se pense et convient à soi-même …

Tête complète et parfait diadème,

Je suis en toi le secret changement.


Tu n'as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes

Sont le défaut de ton grand diamant …

Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,

Un peuple vague aux racines des arbres

A pris déjà ton parti lentement.


Ils ont fondu dans une absence épaisse,

L'argile rouge a bu la blanche espèce,

Le don de vivre a passé dans les fleurs !

Où sont des morts les phrases familières,

L'art personnel, les âmes singulières ?

La larve file où se formaient les pleurs.


Les cris aigus des filles chatouillées,

Les yeux, les dents, les paupières mouillées,

Le sein charmant qui joue avec le feu,

Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,

Les derniers dons, les doigts qui les défendent,

Tout va sous terre et rentre dans le jeu !


Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge

Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ?

Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?

Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !


Maigre immortalité noire et dorée,

Consolatrice affreusement laurée,

Qui de la mort fais un sein maternel,

Le beau mensonge et la pieuse ruse !

Qui ne connaît, et qui ne les refuse,

Ce crâne vide et ce rire éternel !


Pères profonds, têtes inhabitées,

Qui sous le poids de tant de pelletées,

Êtes la terre et confondez nos pas,

Le vrai rongeur, le ver irréfutable

N'est point pour vous qui dormez sous la table,

Il vit de vie, il ne me quitte pas !


Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?

Sa dent secrète est de moi si prochaine

Que tous les noms lui peuvent convenir !

Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche !

Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,

À ce vivant je vis d'appartenir !


Zénon! Cruel Zénon ! Zénon d'Êlée!

M'as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !

Le son m'enfante et la flèche me tue !

Ah ! le soleil . . . Quelle ombre de tortue

Pour l'âme, Achille immobile à grands pas !


Non, non ! .... Debout ! Dans l'ère successive !

Brisez, mon corps, cette forme pensive !

Buvez, mon sein, la naissance du vent !

Une fraîcheur, de la mer exhalée,

Me rend mon âme . . . O puissance salée !

Courons à l'onde en rejaillir vivant !


Oui! Grande mer de délires douée,

Peau de panthère et chlamyde trouée

De mille et mille idoles du soleil,

Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,

Qui te remords l'étincelante queue

Dans un tumulte au silence pareil,


Le vent se lève ! . . . il faut tenter de vivre !

L'air immense ouvre et referme mon livre,

La vague en poudre ose jaillir des rocs !

Envolez-vous, pages tout éblouies !

Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies

Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Paul VALÉRY Charmes1922


Écoutez Paul Mankin


Didier Anzieu dans son livre Le corps de l'oeuvre (essais psychanalytiques sur le travail créateur ) 1981 Gallimard consacre un chapitre à ce poème :" l'exemple du Cimetière marin , poème de la création du poème " p.143 à 162 .

J'en extrais quelques lignes des pages146-147-148 :

Si l'on s'en tient aux déclarations du poète , au contenu manifeste du texte , à la couleur locale , Le Cimetière marin est une méditation sur la vie et la mort en un lieu approprié , un cimetière , mais pas n'importe quel cimetière , celui de sa ville natale , où ce qui sera son cadavre a toute chance d'être enterré plus tard , où il le sera effectivement . C'est un cimetière "marin" , c'est à dire non pas un cimetière de bateaux au fond de la mer , mais , renversement des niveaux qui sera un des ressorts dynamiques du poème , un cimetière situé à la sortie de la ville de Cette ( (qui s'écrit Sète depuis 1927), le long d'une corniche qui surplombe l'entrée du port de pêche . Ainsi le visiteur des morts peut-il d'un côté contempler les tombes sous les pins et de l'autre dominer du regard la mer bleue parsemée par les voiles blanches des barques des pêcheurs . Tel est le contenu manifeste de l'incipit :

Ce toit tranquille , où marchent des colombes ,

Entre les pins palpite , entre les tombes ;

La vie est représentée par le mouvement de la mer , par le déplacement des barques , par le vol des oiseaux , et ceci grâce à trois métaphores : toit pour surface de l'eau , marche pour navigation et colombes pour voiles . Mais dès le second vers , cette vie qui palpite est prise comme dans un étau entre les pins funéraires et entre les tombes c'est à dire entre deux métonymies de la mort . Les colombes , en raison de leur association par assonance au columbarium où l'on recueille les cendres des défunts incinérés , favorisent cette transition . L'association colombes / tombes , presque imposée par le dictionnaire des rimes , est un automatisme langagier . Valéry l'a déjà utilisée dans La Jeune Parque .

(…)

Le poème de Valéry est un texte néo - païen , d'un paganisme hellénique révisé à la lumière de la révolution copernicienne . Ce qui s'y trouve vénéré , c'est le soleil , source de chaleur , de lumière , point fixe autour duquel tout gravite , principe de rigueur et d'exactitude , symbole de l'ordre et de la mesure de toutes choses . Nulle part n'est évoqué un Dieu qui serait personnel . Minerve est citée en tant que déesse de l'intelligence , et le poème en raison de son ordonnance rigoureuse est implicitement comparé à un temple simple à Minerve (vers 13 ) . Le Cimetière marin contient encore des références aux paradoxes de Zénon d'Elée sur la discontinuité de l'espace , à Achille qui échoue , dans le raisonnement , à rattraper la tortue , à la chlamyde , manteau court porté par les Grecs , à la Chienne , constellation adorée des Anciens . D'emblée d'ailleurs , deux vers de Pindare mis en épigraphe par Valéry et cités en grec orientent le lecteur vers la sagesse antique ; une traduction au plus près du texte grec pourrait être : "Non , chère âme , à une vie éternelle n'aspire point , mais ce qui se peut accomplir ,épuises - en l'invention"

Commentaires 1

  • janine

    C'est beau

    janine