Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Prévert Rencontre avec Prévert : Chanson dans le sang

Écoutez Jean Guidoni

Chanson dans le sang

Il y a de grandes flaques de sang sur le monde

où s'en va-t-il tout ce sang répandu

Est-ce la terre qui le boit et qui se saoule

drôle de saoulographie alors

si sage... si monotone. .. Non la terre ne se saoule pas

la terre ne tourne pas de travers

elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons

la pluie... la neige...

le grêle... le beau temps...

jamais elle n'est ivre

c'est à peine si elle se permet de temps en temps

un malheureux petit volcan

Elle tourne la terre

elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...

elle tourne avec ses grandes flaques de sang

et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...

Elle elle s'en fout

la terre

elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler

elle s'en fout

elle tourne

elle n'arrête pas de tourner

et le sang n'arrête pas de couler...

Où s'en va-t-il tout ce sang répandu

le sang des meurtres... le sang des guerres...

le sang de la misère...

et le sang des hommes torturés dans les prisons...

le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman...

et le sang des hommes qui saignent de la tête

dans les cabanons...

et le sang du couvreur

quand le couvreur glisse et tombe du toit

Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots

avec le nouveau-né... avec l'enfant nouveau...

la mère qui crie... l'enfant pleure...

le sang coule... la terre tourne

la terre n'arrête pas de tourner

le sang n'arrête pas de couler

Où s'en va-t-il tout ce sang répandu

le sang des matraqués... des humiliés...

des suicidés... des fusillés... des condamnés...

et le sang de ceux qui meurent comme ça... par accident.

Dans la rue passe un vivant...

avec tout son sang dedans

soudain le voilà mort

et tout son sang est dehors

et les autres vivants font disparaître le sang

ils emportent le corps

mais il est têtu le sang

et là où était le mort

beaucoup plus tard tout noir

un peu de sang s'étale encore...

sang coagulé

rouille de la vie rouille des corps

sang caillé comme le lait

comme le lait quand il tourne

quand il tourne comme la terre

comme la terre qui tourne

avec son lait... avec ses vaches...

avec ses vivants... avec ses morts...

la terre qui tourne avec ses arbres... ses jardins… ses maisons...

la terre qui tourne avec les mariages...

les enterrements...

les coquillages...

les régiments...

la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne

avec ses grands ruisseaux de sang.

(Jacques Prévert, Paroles, 1946)