Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Robert Desnos Rencontre avec Robert Desnos :  De la fleur d’amour et des chevaux migrateurs

« De la fleur d’amour et des chevaux migrateurs »

Écoutez Yvon Jean

Il était dans la forêt une fleur immense qui risquait


de faire mourir d’amour tous les arbres


Tous les arbres l’aimaient


Les chênes vers minuit devenaient reptiles et rampaient jusqu’à sa tige


Les frênes et les peupliers se courbaient vers sa corolle


Les fougères jaunissaient dans sa terre.


Et telle elle était radieuse plus que l’amour nocturne de la mer et de la lune


Plus pâle que les grands volcans éteints de cet astre


Plus triste et nostalgique que le sable qui se dessèche


et se mouille au gré des flots


Je parle de la fleur de la forêt et non des tours


Je parle de la fleur de la forêt et non de mon amour


Et si telle trop pâle et nostalgique et adorable


aimée des arbres et des fougères


elle retient mon souffle sur les lèvres


c’est que nous sommes de même essence


Je l’ai rencontrée un jour


Je parle de la fleur et non des arbres


Dans la forêt frémissante où je passais


Salut papillon qui mourut dans sa corolle


Et toi fougère pourrissante mon cœur


Et vous mes yeux fougères presque charbon presque flamme presque flot


Je parle en vain de la fleur mais de moi


Les fougères ont jauni sur le sol devenu pareil à la lune


Semblable le temps précis à l’agonie perdue entre un bleuet


et une rose et encore une perle


Le ciel n’est pas si clos


Un homme surgit qui dit son nom devant lequel s’ouvrent


les portes un chrysanthème à la boutonnière


C’est de la fleur immobile que je parle


et non des ports de l’aventure et de la solitude


Les arbres un à un moururent autour de la fleur


Qui se nourrissait de leur mort pourrissante


Et c’est pourquoi la plaine devint semblable à la pulpe des fruits


Pourquoi les villes surgirent


Une rivière à mes pieds se love et reste à ma merci


ficelle de la salutation des images


Un cœur quelque part s’arrête de battre et la fleur se dresse


C’est la fleur dont l’odeur triomphe du temps


La fleur qui d’elle-même a révélé son existence aux plaines dénudées


pareilles à la lune à la mer


et à l’aride atmosphère des cœurs douloureux


Une pince de homard bien rouge reste à côté de la marmite


Le soleil projette l’ombre de la bougie et de la flamme


La fleur se dresse avec orgueil dans un ciel de fable


Vos ongles mes amies sont pareils à ses pétales et roses comme eux


La forêt murmurante en bas se déploie


Un cœur qui comme une source tarie


Il n’est plus temps il n’est plus temps d’aimer


vous qui passez sur la route


La fleur de la forêt dont je conte l’histoire est un chrysanthème


Les arbres sont morts les champs ont verdi les villes sont apparues


Les grands chevaux migrateurs piaffent dans leurs écuries lointaines


Bientôt les grands chevaux migrateurs partent


Les villes regardent passer leur troupeau dans les rues


dont le pavé résonne au choc de leurs sabots et parfois étincelle


Les champs sont bouleversés par cette cavalcade


Eux la queue traînant dans la poussière


et les naseaux fumants passent devant la fleur


Longtemps se prolongent leurs ombres


Mais que sont-ils devenus les chevaux migrateurs


dont la robe tachetée était un gage de détresse


Parfois on trouve un fossile étrange en creusant la terre


C’est un de leurs fers


La fleur qui les vit fleurit encore sans tache ni faiblesse


Les feuilles poussent au long de sa tige


Les fougères s’enflamment et se penchent aux fenêtres des maisons


Mais les arbres que sont-ils devenus


La fleur pourquoi fleurit-elle


Volcans ! ô volcans !


Le ciel s’écroule


Je pense à très loin au plus profond de moi


Les temps abolis sont pareils aux ongles brisés sur les portes closes


Quand dans les campagnes un paysan va mourir entouré


des fruits mûrs de l’arrière-saison du bruit du givre


qui se craquelle sur les vitres de l’ennui flétri fané


comme les bluets du gazon


Surgissent les chevaux migrateurs


Quand un voyageur s’égare dans les feux follets plus crevassés


que le front des vieillards et qu’il se couche dans le terrain mouvant


Surgissent les chevaux migrateurs


Quand une fille se couche nue au pied d’un bouleau et attend


Surgissent les chevaux migrateurs


Ils apparaissent dans un galop de flacons brisés et d’armoires grinçantes


Ils disparaissent dans un creux


Nulle selle n’a flétri leur échine et leur croupe luisante reflète le ciel


Ils passent éclaboussant les murs fraîchement recrépis


Et le givre craquant les fruits mûrs les fleurs effeuillées croupissante


le terrain mou des marécages qui se modèlent lentement


Voient passer les chevaux migrateurs


Les chevaux migrateurs


Les chevaux migrateurs


Les chevaux migrateurs


Les chevaux migrateurs

  Robert Desnos, Cycle "Les Ténèbres", 1927 in Corps et Biens, Poésie/Gallimard, 1968