The Night of Loveless Nights
Jamais l’aube à grands cris bleuissant les lavoirs,
L’aube, savon trempé dans l’eau des fleuves noirs,
L’aube ne moussera sur cette nuit livide
Ni sur nos doigts tremblants ni sur nos verres vides.
C’est la nuit sans frontière et fille des sapins
Qui fait grincer au port la chaîne des grappins
Nuit des nuits sans amour étrangleuse du rêve
Nuit de sang nuit de feu nuit de guerre sans trêve
Nuit de chemin perdu parmi les escaliers
Et de pieds retombant trop lourds sur les paliers
Nuit de luxure nuit de chute dans l’abîme
Nuit de chaînes sonnant dans la salle du crime
Nuit de fantômes nus se glissant dans les lits
Nuit de réveil quand les dormeurs sont affaiblis.
Sentant rouler du sang sur leur maigre poitrine
Et monter à leurs dents la bave de l’angine
Ils caressent dans l’ombre un vampire velu
Et ne distinguent pas si le monstre goulu
N’est pas leur cœur battant sous leurs côtes souillées.
Nuit d’échos indistincts et de braises mouillées
Nuit d’incendies étincelant sur les miroirs
Nuit d’aveugle cherchant des sous dans les tiroirs
Nuit des nuits sans amour, où les draps se dérobent,
Où sur les boulevards sifflent les policiers
Ô nuit ! cruelle nuit où frissonnent des robes
Où chuchotent des voix au chevet des malades,
Nuit dose pour jamais par des verrous d’acier
Nuit ô nuit solitaire et sans astre et sans rade !
Dans tes yeux, dans ton cœur et dans le ciel aussi
Vois s’étoiler soudain l’univers imprécis,
La fissure grandir étroite et lumineuse
Comme si quelque fauve aux griffes paresseuses
Avait étreint la nuit et l’avait déchirée
(Mais la lueur sera pâle et lente la marée)
Des nervures courir dans le cristal fragile
Des fêlures mimer des couleuvres agiles
Qui rouleraient et se noueraient dans la lueur
Pâle d’une aube étrange. Ainsi lorsque le joueur
Fatigué de tourner les cartes symboliques
Voit le matin cruel éclairer les portiques
Maintes pensées et maints désirs presque oubliés
Maints éventails flétris tombent sur les paliers.
Tais-toi, pose la plume et ferme les oreilles
Aux pas lents et pesants qui montent l’escalier.
La nuit déjà pâlit mais cette aube est pareille
A des papillons morts au pied des chandeliers.
Une tempête de fantômes sacrifie
Tes yeux qui les défient aux larmes du désir.
Quant au ciel, plus fané qu’une photographie
Usée par les regards, il n’est qu’un long loisir.
Appelle la sirène et l’étoile à grands cris
Si tu ne peux dormir bouche close et mains jointes
Ainsi qu’un chevalier de pierre qui sourit
A voir le ciel sans dieux et les enfers sans plainte.
Ô Révolte !
Fortunes 1930
(Extrait rencontré page 98 du livre "La Boucle" de Jacques Roubaud )