Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Robert Desnos Rencontre avec Robert Desnos : Si tu savais

Écoutez Denis Lavant

Si tu savais

Loin de moi et semblable aux étoiles, à la mer et à tous les accessoires

de la mythologie poétique,

Loin de moi et cependant présente à ton insu,

Loin de moi et plus silencieuse encore parce que je t’imagine sans cesse,

Loin de moi, mon joli mirage et mon rêve éternel, tu ne peux pas savoir.

Si tu savais.

Loin de moi et peut-être davantage encore de m’ignorer et m’ignorer encore.

Loin de moi parce que tu ne m’aimes pas sans doute ou ce qui revient

au même, que j’en doute.

Loin de moi parce que tu ignores sciemment mes désirs passionnés.

Loin de moi parce que tu es cruelle.

Si tu savais.

Loin de moi, ô joyeuse comme la fleur qui danse dans la rivière au bout

de sa tige aquatique, ô triste comme sept heures du soir

dans les champignonnières.

Loin de moi silencieuse encore ainsi qu’en ma présence et joyeuse

encore comme l’heure en forme de cigogne qui tombe de haut.

Loin de moi à l’instant où chantent les alambics, l’instant où la mer

silencieuse et bruyante se replie sur les oreillers blancs.

Si tu savais.

Loin de moi, ô mon présent présent tourment, loin de moi au bruit

magnifique des coquilles d’huîtres qui se brisent sous le pas du

noctambule, au petit jour, quand il passe devant la porte des restaurants.

Si tu savais.

Loin de moi, volontaire et matériel mirage.

Loin de moi c’est une île qui se détourne au passage des navires.

Loin de moi un calme troupeau de bœufs se trompe de chemin, s’arrête

obstinément au bord d’un profond précipice, loin de moi, ô cruelle.

Loin de moi, une étoile filante choit dans la bouteille nocturne du poète.

Il met vivement le bouchon et dès lors il guette l’étoile enclose dans

le verre, il guette les constellations qui naissent sur les parois, loin

de moi, tu es loin de moi.

Si tu savais.

Loin de moi une maison achève d’être construite.

Un maçon en blouse blanche au sommet de l’échafaudage chante une

petite chanson très triste et, soudain, dans le récipient empli de

mortier apparaît le futur de la maison : les baisers des amants et les

suicides à deux et la nudité dans les chambres des belles inconnues et

leurs rêves même à minuit, et les secrets voluptueux surpris par les

lames de parquet.

Loin de moi,

Si tu savais.

Si tu savais comme je t’aime et, bien que tu ne m’aimes pas, comme je

suis joyeux, comme je suis robuste et fier de sortir avec ton image en

tête, de sortir de l’univers.

Comme je suis joyeux à en mourir.

Si tu savais comme le monde m’est soumis.

Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière.

Ô toi, loin-de-moi, à qui je suis soumis.

Si tu savais.

Robert Desnos- Corps et biens