Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Roger Caillois Rencontre entre Roger Caillois et André Chastel

Tombe de Roger Caillois.jpg

Article de ANDRÉ CHASTEL.(LE MONDE du 02.01.1980 )     Il a disparu en 1978. On vient d'édifier au cimetière Montparnasse, dans le quartier funèbre des gens de lettres, une tombe qui se distingue de toutes les autres. Sur l'allée nord-sud du champ des morts, il est impossible que celui qui a connu Roger Caillois ne reconnaisse pas le " monument " qui lui convenait dans cette dalle nue de grès rose et gris d'Auvergne sans la moindre inscription et dans cette stèle prismatique s'ouvrant comme les reliquaires d'autrefois sur le vestige précieux d'une ammonite fossile géante (l'œuvre est de Nicolas Carrega).

  " Comme c'est bien, il n'y a même pas son nom ", avait-il dit devant la tombe du Grand-Bé(tombe de Chateaubriand). Dans un de ces poèmes en prose qu'il lui arrivait d'écrire dans ses dernières années, on lit qu'il enviait le nom de Personne adopté par Ulysse et par le capitaine de Jules Verne. Voilà qui est fait. Il a beaucoup visité le monde comme le premier - au temps où il servait à l'UNESCO ; il est descendu dans les fonds mystérieux de la nature comme le second - en scrutant le mimétisme des insectes, les singularités des minéraux. Il a tout fait dans ses dernières années pour rejoindre lucidement le domaine anonyme, après œuvre faite. Le seul hommage qui vaille est de s'interroger là-dessus avec lui.

  Qu'il ait eu tort ou raison de consentir aux honneurs académiques, les célébrations traditionnelles de l'intelligence et du talent littéraire, si justifiées soient-elles, enveloppant de couleurs trop tempérées l'aisance cruelle et patiente de son génie, il mérite mieux. Il avait la gentillesse nécessaire à qui ignore l'indulgence, l'humeur indispensable à un dessein inflexible et la sérénité apparente de qui n'a jamais voulu espoir ni repos. En un mot, il n'y a pas eu autour de nous d'exemple plus noble de fidélité à ce qui fut l'exaltation d'une jeunesse.

  L'adolescence aperçoit mieux qu'un autre âge l'illusion ou la duperie fondamentale des vies humaines : sacrifier sans cesse les fins aux moyens, la quête à l'appareil, le vrai aux procédures, l'authenticité à la fiction, l'être à l'avoir... Certaines intelligences restent fidèles à cette évidence grave, qui ne leur facilite pas toujours l'entrée dans les plis du social et les met souvent, au nom de la lucidité (c'était le mot de Roger), un peu en dehors du jeu. Ce fut la ligne de toute sa vie, jalonnée, après des travaux méthodiques qui auraient dû lui valoir d'être appelé dans des écoles à " séminaires ", par les petits livres ingénieux et calculés dont la suite est si révélatrice.

  Au départ, la loi de Valéry : trop peu de conscience, et la loi d'André Breton : trop peu de réalité. Comment ces deux règles d'exigence ont pu cohabiter, lutter, s'intensifier l'une l'autre, c'est l'évidence de cet œuvre, où le ton de la confidence est rendu possible par l'impersonnalité croissante du contenu. Il fallait travailler dans le marginal, l'absurde, le scandaleux, l'étrange, se porter aux points d'intersection troublants, éprouver et traquer l'insolite. On comprendra mieux plus tard quel héritage énorme assumait cette attitude, quel exercice constant entre le rêve et la positivité elle imposait à cet esprit rigoureux et joueur. Dans un univers où tout se tient, il devrait être possible de montrer que le lyrisme de Saint John Perse est équivalent aux splendeurs des " septaria " ; car la métaphore poétique nous fait en quelque sorte remonter l'évolution. Mais il ne s'agit pas maintenant de commenter ces propositions singulières. Le tombeau du cimetière Montparnasse nous rappelle quelque chose de plus tragique et de plus simple.

  Un esprit non-chrétien   Deux courbes se sont croisées, deux évolutions mentales, dont la conjonction a précipité la fin, le refus, la liquidation, l'adieu saisissants à la vie littéraire. Dans le Rocher de Sisyphe (1942, publié en 1946), les scrupules moraux en présence de la crise effroyable de la guerre, il n'est plus question que de " rejoindre les rangs de ceux qui travaillent, chacun selon ses moyens, à la plus longue tâche de l'homme ". La suite montra comment Caillois l'entendait, avec ses polémiques contre l'abus du littéraire, les maîtres livres sur les jeux, les enquêtes " obliques " sur le merveilleux de la nature. En 1970, paraît Cases d'un échiquier, orné d'une préface qui a fait sursauter et s'interroger tous ceux qui le connaissaient. Recueillant ses essais divers, il médite sur l'articulation possible et, espère-t-il, nécessaire de toutes ces curiosités.

  " Si ce livre n'était que cela (un ramassage rhapsodique), j'aurais l'impression d'une faillite, qui n'entraînerait pas sa seule condamnation, mais encore celle de l'ambition qui m'a guidé depuis le début... "

  La plus grosse mise concevable est soudain posée là, dans un recueil, avec la conclusion décisive, poignante, que l'intelligence la plus honnête et la plus généreuse de notre temps a cru devoir formuler : " Je me demande s'il n'est pas des cas où la lucidité est achetée trop cher. Je me refuse à l'imaginer. Mais je me persuade toujours davantage qu'il faut apprendre à composer la lucidité avec autre chose, qu'elle ne comporte pas nécessairement et qui même la contrarie. "

  Certains ont cru que le moment religieux, si fréquent et en un sens, si normal, allait se manifester alors. C'était bien se tromper. Roger Caillois était l'esprit le plus naturellement non-chrétien qui ait été L'Homme et le Sacré, ce chef-d'œuvre de 1939 (repris en 1950), ne pouvait procéder à l'analyse sociologique du " numineux ", de l'interdit et de la transgression, qu'à partir d'un point de distance à peu près irrémédiable. Non. Les propos étranges de 1970 amorçaient une lente décélération qui, sous le signe d'une prédilection pour le minéral, ses cristaux et ses images, analyse l'ordre des similitudes troublantes : Pierres réfléchies, 1975 ; la galerie des affinités intellectuelles : Rencontres, 1978 ; et l'évacuation du moi littéraire : le Fleuve Alphée, 1978.

  Les minéraux somptueux deviennent objet, symbole, ultime prétexte, preuve de l'unité indivisible du monde, où les broderies de la conscience s'efforcent de retrouver le déploiement immémorial et silencieux, comme s'il n'y avait plus, dans cette connivence cachée, qu'à " compléter sur un point minuscule l'ordonnance de l'univers ". Ce point s'est éteint presque aussitôt, et c'est la dalle muette, la stèle anonyme, la pierre, qui a le dernier mot. Et, à merveille, grâce à ce qu'il faut bien appeler l'art, sans aucune trahison.