GOR
Un brouillard de tristesse tomba sur son espoir. Un long voile hostile flottait sur ses épaules, enveloppait son cou, serrait sa gorge. Une lassitude lourde écrasait tout son corps. Une sensation de froid et de tristesse infinie l’envahit. Il ferma les yeux, essaya de pleurer.
Gor avait ruminé, élaboré, échafaudé, lentement, longuement. Tout petit on lui disait tu es un rêveur.
ce n’est pas un rêve disait-il c’est un camion un pâturage avec des ânes dedans c’est une vie un peu plus que la vie -plus que la vie que je vois autour de moi- c’est une rivière et des péniches pour y vivre -et regarder l’eau couler plus vite que la péniche- on croit que rien ne bouge on s’assoit sur le ponton et on voit l’eau qui avance -et nous aussi assis sur la péniche on avance- c’est une vie où on n’a pas besoin de courir pour avancer on peut se blottir dans les nénuphars sucer le sucre du blé mûr boire la pluie quand elle tombe nager courir pour aller nulle part et s’endormir avec les libellules
Tu es un rêveur Gor, un utopiste. Depuis que tu es petit on te le dit la vie n’est pas un rêve c’est du sérieux, c’est un métier qu’on fait quand on sera grand, pas pour rigoler, pour gagner de l’argent.
- Mais pourquoi ? - Pourquoi ? Mais tu vois bien mon fils s’acheter une voiture une maison. - Mais je ne veux pas de maison je veux un train un camion un bateau tout ce qui glisse et qui va loin - Tu n’iras pas loin comme ça mon fils tu ne seras même pas classe moyenne tu deviendras peut-être un égaré un va-nu-pied un perdu pour la société.
Gor n’écoutait pas les mots qu’il ne comprenait pas son esprit s’élevait il construisait mille projets dessinait des courbes et des volumes comptait recomptait l’infini et racontait aux vaches ses voisines les voyages qu’il ferait les idées qu’il ruminait il leur chantait des chansons qu’il inventait jouait avec ses pieds son ventre sa bouche des musiques étonnantes et les vaches s’approchaient de lui l’écoutaient
- Gor, tu n’écoutes pas.
Gor n’écoutait pas ce qu’il ne comprenait pas. Étudiait cependant - apprenait à compter l’avant l’infini - mesurer le connu - calculer les inconnues - utiliser des instruments - palper le bois - couper le métal - inventer des roues à glisser sur le sable et sur l’eau à grimper les roches et la terre dure. Inventer des roues et tout ce qui va avec pour y vivre.
- Gor, il y a dans le monde de quoi rouler cinq cent kilomètres et plus en moins d’une heure, aller d’un bout du monde à un autre... tu perds ton temps tes journées à dessiner des roues et tout ce qu’il va avec pour y vivre.
Gor était là maintenant Un long voile hostile flottait sur ses épaules, enveloppait son cou, serrait sa gorge Une lassitude lourde écrasait tout son corps, une sensation de froid et de tristesse infinie l’envahit
Il pose son crayon. Il ne dessine plus, il écrit. Les mouettes ricanent au-dessus de sa tête, couvrent presque les bruits de la ville. Il ne se souvient plus de ceux qui l’appelaient mon fils. Peut-être les a-t-il inventés pour raconter l’histoire, les roues les vaches le sable les nénuphars et l’eau qui coule. Si on s’arrête et lui demande si c’est lui qui a construit cette drôle de péniche il répond que Oui c’est moi. Demain je largue les amarres je pars avec les mouettes.
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Tous les chemins mènent-à
Sapienza
Mais
ne dis rien Carmen
ne me dis pas
que tu n’es pas
à Sapienza
J’ai fermé la porte j’ai tiré le loquet je n’ai pas oublié
Je n’ai pas oublié
quand tu m’as dit
méfie-toi de l’apparence
tu ne sais pas quelle tromperie elle cache quelquefois
garde-toi de l’emphase et de la prétention
je te regardais
tu étais si belle
et triste
est-ce que j’ai dit quelque chose
je n’ai rien dit
J’ai vidé la maison poussé la porte tiré le loquet
je n’ai rien oublié
Je ne sais pas pourquoi tu es partie
tu n’as rien laissé
pas un post-it sur le miroir
pas de clé dans le tiroir
Je marche sans regarder
Tous mes chemins mènent
à toi
dis-moi que tu es là
à Sapienza