Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pierre de Ronsard Rencontre avec Pierre de Ronsard : Folastries VIII : Le nuage ou l'ivrogne

LE NUAGE, OU L’IVROGNE


Un soir, le jour de Saint-Martin,


Thenot, au milieu du festin,


Ayant déjà mille verrées


D’un gosier large dévorées,


Ayant gloutement avalé


Sans mâcher maint jambon salé,


Ayant rongé mille saucisses,


Mille pâtés tous pleins d’épices,


Ayant maint flacon rehumé,


Et mangé maint braisil fumé,


Hors des mains lui coula sa coupe ;


Et d’un geste tout furieux


Tournant la prunelle des yeux,


Pour mieux digérer son vinage,


Sur le banc pencha son visage.


Jà jà commençait à ronfler,


À nariner, à renifler,


Quand deux flacons chus contre terre,


Pêle-mêle avecques un verre,


Vinrent réveiller à demi


Thenot sur le banc endormi.


Thenot donc, qui demi s’éveille,


Frottant son front et son oreille,


Et s’allongeant deux ou trois fois,


En sursaut jeta cette voix :


Il est jour, que dit l’alouette,


Non est ; non ! dit la fillette :


Hà là là là là là là là,


Je vois deçà, je vois delà,


Je vois mille bêtes cornues,


Mille marmots dedans les nues ;


De l’une sort un grand taureau,


Sur l’autre sautelle un chevreau ;


L’une a les cornes d’un satyre,


Et du ventre de l’autre tire


Un crocodile mille tours.


Je vois des villes et des tours,


J’en vois de rouges et de vertes,


Vois-les-là ! je les vois couvertes


De sucres et de pois confits ;


J’en vois de morts, j’en vois de vifs,


J’en vois, voyez-les donc ! qui semblent


Aux blés qui sous la bise tremblent.


J’avise un camp de nains armés,


J’en vois qui ne sont point formés,


Tronqués de cuisses et de jambes,


Et si ont les yeux comme flambes


Au creux de l’estomac assis.


J’en vois cinquante, j’en vois six


Qui sont sans ventre, et si ont tête


Effroyable d’une grand crête.


Voici deux nuages tout pleins


De Mores qui n’ont point de mains


Ni de corps, et ont les visages


Semblables à des chats sauvages :


Les uns portent des pieds de chèvre,


Et les autres n’ont qu’une lèvre


Qui seule barbotte, et dedans


Ils n’ont ni mâchoires ni dents.


J’en vois de barbus comme ermites,


Je vois les combats des Lapithes,


J’en vois tout hérissés de peaux,


J’entravise mille troupeaux


De singes qui d’un tour de joue


D’en haut aux hommes font la moue ;


Je vois, je vois parmi les flots,


D’une baleine le grand dos,




Et ses épines qui paraissent


Comme en l’eau deux roches qui croissent;




Un y galope un grand détrier


Sans bride, selle ni étrier ;


L’un talonne à peine une vache,


L’autre dessus un âne tâche


De vouloir jaillir d’un plein saut


Sus un qui manie un crapaud ;


L’un va tardif, l’autre galope,


L’un s’élance dessus la crope


D’un centaure tout débridé;


Et l’autre d’un géant guidé,




Portant au front une sonnette,


Par l’air chevauche à la genette ;


L’un sur le dos se charge un veau,


L’autre en sa main tient un marteau ;


L’un d’une mine renfrognée


Arme son poing d’une cognée ;


L’un porte un dard, l’autre un trident,


Et l’autre un tison tout arden


Les uns sont montés sur des grues,


Et les autres sur des tortues


Vont à la chasse avec les dieux ;


Je vois le bon Père joyeux


Qui se transforme en cent nouvelles ;


J’en vois qui n’ont point de cervelles,


Et font un amas nonpareil,


Pour vouloir battre le Soleil


Et pour l’enclore en la caverne


Ou de Saint Patrice, ou d’Averne ;


Je vois sa sœur qui le défend,


Je vois tout le ciel qui se fend,


Et la terre qui se crevasse,


Et le chaos qui les menace.



Je vois cent mille satyreaux,


Ayant les ergots de chevreaux,


Faire peur à mille naïades.


Je vois la danse des dryades


Parmi les forêts trépigner,


Et maintenant se repeigner


Au fond des plus tièdes vallées,


Ores à tresses avalées,


Ores gentement en un rond,


Ores à flocons sur le front,


Puis se baigner dans les fontaines.



Las ! ces nues de grêle pleines


Me prédisent que Jupiter


Se veut contre moi dépiter :


Bré, bré, bré, bré ! voici le foudre,


Crac, crac, crac ! n’oyez-vous découdre


Le ventre d’un nuau ? J’ai vu,


J’ai vu, crac, crac ! j’ai vu le feu,


J’ai vu l’orage, et le tonnerre


Tout mort me brise contre terre.



À tant, cet ivrogne Thenot,


De peur qu’il eut, ne dit plus mot,


Pensant vraiment que la tempête


Lui avait foudroyé la tête.

Ronsard-Le Livret de Folastries-1553