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Textes de Daniel Texte hors atelier de Daniel : Histoire russe

Lu dans le Monde le vendredi 21 février 2014 :

"Deux Pussy Riot fouettées par des Cosaques !"

Deux des chanteuses du 'Pussy Riot' disent avoir été agressées à coups de fouet mercredi 19 février par des Cosaques, supplétifs des forces de sécurité russes, qui patrouillaient dans Sotchi pour assurer l'ordre pendant les Jeux d'Hiver . . .

"...des Cosaques nous ont attaquées, battues avec des fouets et aspergées avec des gaz lacrymogènes..."

a écrit Nadèjda Tolokonnikova sur Twitter.

Deux photos de l'incident montrent un Cosaque en uniforme frappant les jeunes femmes. Sur une autre on voit un manifestant le visage ensanglanté. Nadèjda Tolokonnikova et Maria Aliokhina , libérées en Décembre 2013, avaient été condamnées à 2 ans de prison pour avoir chanté une "prière punk" contre Vladimir Poutine en Février 2012 .

Le mardi 18 Février, à Sotchi, elles avaient été interpellées et accusées de vol avant d'être relâchées...



Cet article du Monde est descriptif d'une 'certaine' ambiance régnant en Russie...

Il est à l'origine d'une nouvelle 'russe' qui raconte l'histoire, la vie de Maroussia, née en 1930 et morte à l'été 2013...

Maroussia, 1930 - été 2013.



Devant la vieille petite maison, sur le banc de bois strié et raviné, Maroussia prend le soleil...

Elle rêve, les yeux fermés, elle étire un peu ses jambes en faisant craquer ses genoux...Ses mains noueuses tiennent quelques marguerites prises dans les massifs touffus qui l'entourent.

Quel âge avait-elle quand disparut son père ? 12 ans croit-elle, avec un regard étonné et des tresses en couronne. Le soleil dessine des souvenirs sur ses paupières fermées...Souvenirs lointains, flous pour certains, étonnamment précis pour d'autres... Toute sa vie dans la 'gloubinka' lui est présente, défilant au gré des jours , des mois et des saisons...

"...ces images anciennes...celles que je n'ai jamais oubliées...toujours présentes...je les vois, comme le monde était beau alors...et lumineux ! Tout nous était simple et joyeux...nous chantions pour tout...les Pionniers, Sergueï, Nadéjda, mamouchka, Svétlana, papa...nos chants...Tous ils sont loin maintenant...il y a encore des marguerites..."

Maroussia est née ici. Et toute sa vie avec sa mère Inna, sa soeur et sa tante, s'est passée là où elle vit encore. Une famille de femmes. Son père et son oncle qu'elle n'a presque pas connus. Son père, lui, est tombé devant Stalingrad avant que les troupes de Von Paulus prises au piège des soviétiques, décimées, affamées ne capitulent enfin. La première grande défaite du Reich!

Son oncle, Evguéni, est mort plus tard pendant la marche sur Berlin. Elles survécurent à toutes ces années grâce au jardin ,aux poules et aux chèvres. Chaque mois elles attelaient la jument si douce à la télègue et partaient tôt pour le marché du gros bourg à cinq verstes de la maison. Elles y proposaient des fromages et des oeufs et les légumes cueillis du matin.

Les saisons rythmaient ces courses à travers la grande plaine ondulante, poussiéreuse, boueuse ou étincelante suivant les vents, le soleil ou la neige. C'était beaucoup de travail pour chacune; avec sa soeur elles allaient à l'école du kolkhoze et, en rentrant,, elles devaient s'occuper des poules et des chèvres, les nourrir, les abreuver et les rentrer à la nuit.

Mais le gros travail c'était le jardin maraîcher d'Inna et de Svétlana. Bêcher, retourner et planter chaque jour, avec une patience venue de loin, venue du fond de la steppe.

"ce soleil...comme il ravive mes forces...je revis...je vis, ma jeunesse est là, en moi, avec tous ces souvenirs...oui...le temps des Pionniers et de...Sergueï...comme j'aimerai le revoir ! Et Nadèjda aussi, ma soeur...Il faudra que j'éclaircisse les massifs de marguerites...  Comme elles poussent ! sont-elles belles !"

Après bien des courriers et des suppliques auprès des personnalités inamovibles du Parti, sa mère avait obtenu un papier qui attestait que le sergent d'infanterie Dmitri Tolokonnikov était tombé glorieusement au combat lors d'une contre-attaque allemande, sous les bombes des Stukas, juste avant que le terrible siège ne s'installe, préfigurant la défaite nazie. Dmitri et sa section, vingt hommes, disparurent simplement, comme ça....Pas de cadavres identifiables, quelques plaques, des armes tordues, des lambeaux d'uniformes...

Des ossements retrouvés au bout de 4 ans quand des travaux routiers, dans le secteur, les exhumèrent et permirent enfin de les nommer. Pour qu'ils soient tenus pour morts il fallait que la vindicte du 'Petit Père des Peuples' s'estompe...Et qu'enfin les soupçons de désertion, abandon de postes, de se laisser faire prisonniers pour échapper aux souffrances et aux massacres; la suspicion des camarades-sous-off, l'obsession policière venue du temps de l'Okhrana...avec, ensuite, Iossif Djougachvili et les mensonges de la Pionerskaïa-Pravda...

"j'ai toujours apprécié les bienfaits de notre Patrie communiste...l'école pour  tous...le dispensaire, pas de chômage, du travail pour toutes et tous dans notre kolkhoze...quand était-ce déjà ? avant Barbarossa... ensuite tout est devenu si gris, si triste et difficile à vivre, que sont devenus les Waysfeldblik nos voisins ? ils nous accueillaient  avec leur joyeux 'mazel tov'...les pogroms, les einsatzgruppen...et les hommes partis, tous...nous étions si démunies...avec Nadejda nous allions glaner dans les cultures et aussi marauder autour de la gare..."
"il y avait toujours du charbon perdu...et le bois d'affouage dans tous les environs...et j'allais, seule, me promener, rêver dans les champs blancs de marguerites je ne savais rien de la Nomenklatura en ces temps là..."

Ce n'est qu'en 1953, que le Parti et l'Armée reconnurent que le sergent Tolokonnikov était mort glorieusement en combattant les nazis, et que, oui, la Grande URSS lui devait reconnaissance et gratitude. Oui il était promu au grade supérieur à titre posthume avec pension militaire pour sa veuve, et la remise d'une médaille des Héros de l'Union soviétique. Son épouse Inna Tolokonnikova , honorée par le Parti...

 "...je me souviens du jour où le 'starchi-politrouk' local vint à la maison...en quelle année c'était ?...il était accompagné du directeur du kolkhoze et de la cheftaine des Pionnières...tous trois récemment nommés...avec Nadejda nous rentrions de cueillir des  marguerites...ils venaient aviser mamouchka de la disparition officielle de son mari...tué au combat devant Stalingrad...Imbu et suffisant était-il le "camarade"...tous trois arrogants...    ...étrangers à la guerre.. . ou comme s'ils pressentaient leur vulnérabilité proche...Svetlana se leva sans mot dire...silence autour de la table..."
".quand elle revint elle avait revêtu son uniforme des corps-francs...avec ses galons de sergent et ses décorations, au garde-à-vous elle salua, la main droite au calot militaire et de sa voix de commandement elle dit à cet imbécile d'apparatchik de bien vouloir porter les remerciements de la famille du héros soviètique  aux autorités...ils disparurent en bafouillant...ah ! ma tante Svetlana...la guerrière !"

Plusieurs mois s'écoulèrent avant que les démarches de la veuve n'aboutissent et que, un jour d'été, le pétaradant postier de la steppe n'arrête sa vielle moto, une prise de guerre allemande, et qu'il annonce qu'il apportait la pension du Héros ! Pleurs de joie...Ces quelques dizaines de roubles allaient bien changer la vie de ces quatre femmes.

Pour Svetlana, hélas, son mari Evgueni, le frère de Dmitri, ne fut jamais reconnu comme tombé au combat, disparu seulement...dans Friedrich-Kreuzberg trop près de Berlin, pendant la ruée de l'Armée Rouge broyant la résistance pathétique du Volkssturm armé du Panzerfaust. Trop de combats de rues, de tirs d'artillerie, d'immeubles s'effondrant sur les soldats entremêlés...Et la tante de Maroussia, jeune veuve de trente ans, resta dans la vieille petite maison... Les deux belles-soeurs s'unirent dans les souvenirs, dans les histoires de l'ancien temps, celui d'avant l'invasion germanique quand elles étaient jeunes, joyeuses et amoureuses...

Elles mirent en commun leur ardeur au travail pour tirer de la terre de quoi les faire vivre toutes les quatre...

"...l'école de notre village était abritée dans un bâtiment du kolkhoze, je la revois...je nous revois tous et toutes avec nos foulards rouges des Pionniers...et Sergueï...grand et blond, si fort et si timide avec les filles ...souvent premier en classe, le meilleur en sports..."
"et j'étais, moi Maroussia, fascinée par son sourire ensoleillé...comme les autres filles...Yachou la blonde céleste surtout...moi j'effeuillais les marguerites pour savoir...et toujours c'était : pas du tout...il faut  que je mette mon bouquet dans un vase en rentrant.."

Svetlana avait 18 ans quand elle partit rejoindre les Partisans dans les forêts profondes d'où ils jaillissaient pour fondre sur les patrouilles ennemies, les anéantissant, prenant les armes et tout ce qui valait. Avant de s'évanouir dans les neiges de l'hiver russe, ils creusaient des fosses pour laisser croire que les soldats feldgrau s'étaient évaporés dans la taïga sans fin...ou, peut-être, noyés dans la raspoutitsa... Une louve, telle était Svetlana en ces temps de guérilla . Féroce et implacable la camarade ! Classée tireur d'élite ! Et jamais elle ne toucha l'horrible "samagonka" dont les effets destructeurs l'effrayaient. A 25 ans elle revint des maquis espérant retrouver son mari. Elle alla à l'état-major de la division où on lui appris sa disparition dans les faubourgs berlinois en 45...Elle n'attendit plus le retour d'Evgueni mais ne l'oublia jamais. Elle resta veuve et devint la compagne de sa belle-soeur , pour la vie...

Du temps des Partisans elle avait rapporté un pistolet Tokarev dont elle savait très bien se servir...Son passé de combattante, ses faits d'armes, comme le nombre d'Allemands tués à plus de 500 mètres , tout cela imposa le respect et la considération de tous. Et personne, jamais, dans le village , n'osa regarder ce qu'était la vie de la veuve d'un combattant soviétique.

"...mes souvenirs s'estompent...ceux de Svetlana survivent...ceux d'une jeune femme athlétique, vigoureuse, à l'entrain constant et à l'énergie inépuisable malgré son veuvage...ils vécurent si peu ensemble Evgueni et elle...pas même le temps de faire un enfant...au maquis elle fut farouchement chaste...ce qui fit d'elle une combattante acharnée...c'est elle qui eut l'idée d'entourer notre vieille petite maison de parterres de marguerites...il faut que je rentre bientôt...le soleil est déjà moins chaud...quelle heure est-il ?"

Pensées évanescentes dans la tête de Maroussia, paupières plus lourdes, se fermant en revoyant toutes ces fêtes au village, toutes ces occasions de voir Sergueï. Les baptêmes, les bar-mitzvah, fiançailles,mariages,balalaïkas, nazdarovié ! Et tous ceux qui repartaient pour rejoindre leurs passés... Et les années coulèrent, longtemps après la guerre, en 1955, Nadejda partit pour la grande ville Volgograd. Elle voulait faire des études pour être infirmière. Elle avait toujours été la meilleure dans notre école du kolkhoze. De là-bas elle écrivit deux lettres, connut un médecin et l'épousa, elle ne revint jamais au village...

"...dans sa première lettre elle parlait, je crois, de ses études qui allaient bien, du travail à l'hôpital qui lui plaisait et de l'appartement communautaire qui aidait pour beaucoup mais qui pesait sur sa vie personnelle...dans la seconde elle annonçait son mariage, sans aucune famille, avec deux témoins venus de l’hôpital...a-t-elle eu des enfants ? vit-elle encore ? j'aimerai savoir...ma soeur...Nadejda...une fleur parmi les marguerites..."

Inna, la mère de Maroussia, mourut en 1965 d'une vilaine grippe compliquée. La vie continua pour Svetlana avec Maroussia à ses côtés...Et jamais, jamais aucun homme ne vint dans la vieille petite maison...En 1992 Svetlana s'alita, une soudaine grande fatigue, elle ne se releva pas. La Russie lui était devenue étrange et lointaine, en trois mois elle n'était plus. Et Maroussia continua, seule, à s'occuper du petit jardin, des quelques poules et de la chèvre. Grâce aux interventions énergiques de sa tante auprès d'anciens partisans devenus, depuis, importants, elle continua, après sa mère, à percevoir la petite pension venant de son père, le Héros du Peuple soviétique...

"...pourquoi, pourquoi les marguerites n'ont-elles jamais donné la bonne réponse ? jamais exaucé mes voeux ? une fois, une seule fois me répondre: à la folie !...j'aurais couru vers Sergueï...je serais tombée dans ses bras...il serait ici aujourd'hui...je n'ai pas su, je l'aimais trop...il est parti...pour où ? je ne l'ai jamais su...allons je vais rentrer maintenant, il reste du bortsch je crois..."

Le lendemain de ce jour ensoleillé était celui où le postier, au volant de sa Niva rouillée, venait lui compter sa pension de fille de veuve de guerre. Plus que quelques roubles à présent, depuis que l'URSS était redevenue la Russie en 1992, l'Etat ne payait plus que rarement et si peu... Sans étonnement il vit Maroussia assise sur le banc de bois raviné devant la vieille petite maison, où comme souvent, elle l'attendait... En marchant vers elle il remarqua le bouquet de marguerites fanées que tenaient ses mains noueuses...elle semblait sourire en dormant...rêvant paisiblement, heureuse comme quelqu'un qui vient de retrouver un être très cher et tant aimé...disparu depuis très longtemps, si longtemps...et qui tant lui a manqué... Le postier de la steppe rapporta les roubles, et fit son rapport. On enterra Maroussia dans le jardin de la vieille petite maison... Depuis l'été dernier elle rêve parmi les marguerites...

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NB: cette histoire est née de la rencontre des Pussy Riot, et en écoutant chanter Noëmi Waysfeld lors d'un passage à Limoges. Sa chanson, en yiddish, parlait de la jeune fille qui effeuillait des marguerites en attendant son fiancé...

Maroussia : 1930-2013. Inna : 1909-1965 . Dmitri: 1904-1942. Nadejda : 1935- ? .Evgueni : 1910-1945. Svetlana : 1915-1992.

                                 daniel.diner@wanadoo.fr

Commentaires 2

  • Alpico

    Destinées de petites gens dans le vaste Empire Russe ....

    Merci pour le partage

    Je revois dans ma tête , avec ton évocation de la Grande Guerre Patriotique, le beau film d'Andreï Tarkovski : L' enfance d'Ivan

    Alpico

  • Russeloup

    Narrateur des impressionnismes, écrivain engagé dans les touts et les n'importe quoi, flatteur de bouches, un oreiller de véracité. D'appartenance acceptante, soldat pacifié de sa langue aux langages, sueur d'encre et merveilles. Au cœur de son coquelicot, quand la lave du volcan vient bleutée. Le fil d'étoile de cette plume recueille fruits et fleurs, douceur de l'écrivain. Et les lectures s'invitent dans ces textes, que de beauté à explorer, et qui plus est mise en partage. Bien à toi, Daniel.

    Russeloup

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