Encrier 87

Textes du 6 novembre 2021 Texte de Lilah du 6 novembre

Madame D. tous les lundis matin à 9h se couvrait, pour cet enfant de 5e, d’une couleur assassine : Tous les lundis matin, au début du cours de français, le même rituel: il devait monter sur l’estrade, Madame D. scrutait le visage du garçon, et chaque semaine, attristée , elle concluait :

« mon pauvre petit lapin, ils n’ont pas repoussé! »

L’enfant retournait à sa place dans le grand silence blanc, la leçon pouvait commencer.


L’enfant n’entendait plus les mots, ni ceux de l’école, ni ceux de la rue, ni ceux de la maison. Il parlait peu, ne semblait pas même souffrir, mais de son ventre ouvert le sang de la vie s’écoulait goutte après goutte, sans laisser la moindre trace .

Simplement, il s’arrachait, sans même s’en rendre compte, cils, sourcils et cheveux sur le dessus du crâne à mesure qu’ils repoussaient.

Personne n’a voulu voir, personne n’a pu voir, en dehors de Madame D.

La vie s’éteignait en lui: pas d’espérance, pas de passion, pas d’ affection, pas de volonté . Il ressemblait au bouleau fragile de la cour de l’école, au coeur de l’hiver .


Un événement étonnant s’est produit le jour où son père et sa mère se sont éteints .

Après les avoir pleurés , il a senti une douce chaleur pénétrer son corps; une petite lumière bien cachée jusqu’alors se mettait à scintiller, le printemps semblait naître en lui, à son insu !

L’enfant, devenu alors adulte, a multiplié les rencontres qui se sont fréquemment révélées être périlleuses, aboutissant le plus souvent à la reproduction des scènes de l’enfance; mais il a aussi connu Carmen, Valérie … qui lui ont fait découvrir la douceur maternelle, la folie douce, le pouvoir des mots justes, pour soi et le pouvoir des mots, juste pour soi : il suffit, vous voyez, de changer la place d’une petite virgule, et le sens de la phrase s’en trouve transformé !

Et il a aussi rencontré Jacky, cet homme exigeant, respecté, qui lui a fait confiance; et aussi Roland, qui a toujours su répondre avec justesse et humanité à la question cachée derrière la demande de conseil .

Au fil des années, il s’est construit une mère, un père, il s’est senti vivant, terriblement vivant, droit et légitimé.


J’ai eu la chance de croiser cet homme « ordinaire » et de faire un bout de chemin à ses côtés .


Il est parti avant que j’ose les mots.

Alors à l’occasion de ce jour où les défunts sont honorés, j’ai pour lui une pensée pleine de gratitude, et je lui dédie en souriant sa phrase fétiche qu’il m’a transmise:

« A bord de sa barque dans la tempête, mieux vaut ne pas s’inquiéter de l’horreur des hautes vagues, décider plutôt que cette barque, c’est l’être même, qu’il importe de préserver »

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