Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Henri Michaux Rencontre avec Henri Michaux : Ecuador

Océan solide

10 janvier.

Océan, quel beau jouet on ferait de toi, on ferait, si seulement ta surface était capable de soutenir un homme comme elle en a souvent l’apparence stupéfiante, son apparence de pellicule ferme.

On marcherait sur toi. Les jours d’orage, on dévalerait à une folle allure tes pentes vertigineuses.

On irait en traîneau ou même à pied.

Il aurait du cran, celui qui s’aventurerait seul, seul sur une grande vague de l’Atlantique, seul avec une chèvre, ou avec son âne et un sac de biscuits de chaque côté de la selle ou comme dans les temps d’autrefois en caravane, en nombreuse caravane.

Tout à coup une tempête. Après peu de temps tous les ânes qui ont les pattes cassées, la tempête les met à genoux et puis sur les flancs des vagues, sur le flanc comme des jambons. (Aussi, la chasse au serpent de mer qui part comme un pet…)

En dehors de ça, quel désert, ce désert haletant !

Vaste horizon tout à coup ouvert au patinage à roulettes. Mais malheur à celui qui, au grand large, perd une roulette, et c’est vite fait, ça se détache, une vague la prend, une autre la reprend et allez courir après, dérobée comme elle est successivement, à votre vue, et roulant vous-même avec trois roulettes seulement.

Malheur à celui qui casse une de ses roulettes dans la tempête, sur la mer Caraïbe. Il rate sa course au haut d’une vague, est jeté sur le côté, retombe les bras ballants dans un fond, mais l’énergie de l’espoir-quand-même sauve ses membres. Ah! un répit d’une minute! Si seulement il avait le temps d’ajuster sa roulette de rechange! Mais les vagues sourdes comme des pots, mais les vagues sourdes comme des empereurs, mais les vagues sourdes comme des montagnes le prennent comme elles le trouvent, le prennent avec ses trois roulettes et les morceaux de l’autre, le prennent de haut et avec rire, et l’enlèvent, et se le passent entre elles, et s’amusent beaucoup.

Quant à lui: comme un cycliste dans un ravin. Mais le ravin se fait montagne, le vide, le rejette à sa base, puis la base se fait montagne, le hisse, le rejette par-dessus bord, puis la montagne se refait ravin, ravin-montagne, montagne-ravin, tic-tac…

Henri Michaux, Ecuador, journal de voyage, Éditions Gallimard, Collection L’imaginaire, 2014, pp.20/21.