Écoutez Fabrice Dague
L’époque des Illuminés est publié dans Qui je fus en 1927.ceci est une version enregistrée en 33 tours (en 1966)par Fabrice Dague, avec l’assentiment de Michaux .
L’époque des illuminés
Quand le crayon qui est un faux frère ne sera plus un faux frère.
Quand le plus pauvre en aura plein la bouche, d’éclats et de vérités.
Quand les autos seront enterrées pour toujours sur les bords de la route.
Quand ce qui est incroyable sera regardé comme une vérité de l’ordre de « 2 et 2 font 4 ».
Quand les animaux feront taire les hommes par leur jacasserie mieux comprise et inégalable.
Quand l’imprimerie et ses succédanés ne seront plus qu’une drôlerie, comme la quenouille ou la monnaie d’Auguste l’Empereur.
Quand aura passé la grande éponge, eh bien ! sans doute que je n’y serai plus, c’est pourquoi j’y prends plaisir maintenant et si j’arrête cette énumération, vous pouvez la continuer.
Il ne faut pas se mettre en bras de chemise pour rompre une allumette, et le poteau indicateur reste dans son rôle en ne faisant jamais la route lui-même, et la vie est précieuse à qui en a déjà perdu 26 ans, et les cheveux tombent rapidement d’une tête qui s’obstine, et les pleurs ne viennent jamais que le travail une fois fini, et les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup.
Il faut toujours être en défiance, Messieurs, toujours pressé d’en finir, le jurer et remettre son serment en chantier tous les jours, ne pas se permettre un coup de respiration pour le plaisir, utiliser tous les battements de cœur à ce que l’on fait, car celui qui a battu pour sa diversion mettra le désordre dans les milliers qui suivront.
La vie est courte mes petits agneaux.
Elle est encore beaucoup trop longue, mes petits agneaux.
Vous en serez embarrassés, mes très petits.
On vous en débarrassera, mes trop petits.
On n’est pas tous nés pour être prophètes
Mais beaucoup sont nés pour être tondus.
On n’est pas tous nés pour ouvrir les fenêtres
Mais beaucoup sont nés pour être asphyxiés.
On n’est pas tous nés pour voir clair
Mais beaucoup sont nés pour être dupes.
On n’est pas tous nés pour être civils
Mais beaucoup sont nés pour avoir les épaules rentrées…et caetera, celui qui ne sait pas sa catégorie la verra bien dans l’avenir, il y entrera comme un poisson dans l’eau. Il n’y aura pas vingt choix. On ne sortira ni ses cartes de visite, ni sa boîte à titres. On se rangera avec célérité dans son groupe qui piétine d’impatience.
Malheur à celui qui se décidera trop tard.
Malheur à celui qui voudra prévenir sa femme.
Malheur à celui qui ira aux provisions.
Il faudra être équipé à la minute, être rempli aussitôt de sang frais, prendre sa besace sur la route et ne pas saigner des pieds.
Il y aura des agences de renseignements, d’explications, de bavardages. Vous marcherez, les oreilles bouchées sauf à votre fin qui est d’aller et d’aller et vous ne le regretterez pas –je parle pour celui qui ira le plus loin et c’est toujours la corde raide, de plus en plus fine, plus fine, plus fine. Qui se retourne, se casse les os et tombe dans le Passé. Celui qui regretterait, aurait, s’il n’avait pas marché, regretté bien davantage.
Pauvres gens, ceux qui seront arrêtés par les tournants, pauvres gens - et il y en aura, des pauvres gens et des tournants. Ils étaient pauvres gens en naissant, furent pauvres gens en mourant, sont à la merci d’un tournant.
Il ne faudra pas crier non plus, la mêlée sera déjà assez intense. On ne reconnaîtra pas, c’est pourquoi encore il faudra être pressé d’en sortir et d’aller de l’avant.
Malheur à ceux qui s’occuperont à couper des cheveux en quatre, c’est rarement bon, c’est profondément à déconseiller dans les bagarres.
Malheur à ceux qui s’attarderont à quatre pour une belote, ou à deux pour la mielleuse jouissance d’amour qui les fatiguera plus vite que les autres.
Malheur, malheur !
Ce sera atroce pour les gens qui s’apercevront qu’ils auraient dû se tenir le cœur en état et c’est trop tard.
Pour ceux qui aiment voir souffrir, il y aura du spectacle, allez, mais l’époque ne sera pas aux voyeurs, plutôt aux accélérés, aux sans famille, à ceux qui n’auront aucune technique, mais un imperturbable appétit.
Quant à vous, les illuminés, représentez-vous que cela ne durera pas toujours, un illuminé n’en prend pas son saoul à chaque époque – celle-là sera la bonne – on vous adorera avec délire, on vous suivra aveuglément.
Enfin ! Enfin !
Mais que cela finisse vite. Je le dis pour votre bien, un illuminé ne peut durer longtemps, un illuminé se mange lui-même la moelle, et la satisfaction n’est pas votre affaire. Vous verrez d’ailleurs comme cela finira. Les sons rentreront dans l’orgue et l’avenir s’invaginera dans le Passé comme il a toujours fait.
Henri Michaux -Qui je fus , VIII-Pages 106,107,108 , 109 , Pléiade, Oeuvres complètes Tome1