Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Henri Michaux Rencontre avec Henri Michaux : La lettre dit encore...

... je vous écris de la

Cité du

Temps interrompu.

La catastrophe lente ne s'achève pas.

Notre vie s'écoule, notre vie s'amenuise et nous attendons encore « le moment qui repasse le mur ».


Le vieux différend unit le frère au frère.

Dans l'enceinte du froid tout le monde enfermé.

Ceux qui possédaient possèdent sans plus posséder.

Chacun est pauvre en soi, n'occupant même pas son lit.

Souci l'occupe.


Le désordre est partout.

Les oreilles sont pour l'unification de l'Univers, mais les bras sont pour tomber dessus et la léthargie pour laisser faire.


Le fer ne pèse plus.

Il se rencontre dans la haute atmosphère, solide, rapide, fait au mal.

Mais la pensée pèse.

Elle n'a jamais tant pesé.


Il a menti le proverbe

« Personne n'est blessé deux fois de la même flèche ».

Comment ?

Pas deux fois.

Deux mille fois deux fois et elle blesse encore, toute aiguë.

Sous la pensée jamais éteinte, le front brûle.

Le baume de l'oubli n'a pu être préparé ...


Ceux qui parlent enflent leurs voix, mais ils enflent aussi la vérité.

La meute s'est lancée en région étendue.

Une meute ne demande qu'à courir, mais qui demande à être traqué ?

La meute avec grands aboiements s'est répandue ...


Je vous écris des pays de l'atroce, je vous écris de la

Capitale à la foule endormie.

On vit en indifférence dans l'horreur.

On appelle la fin et vient celle du nivellement ...



Les formes nobles ne se montrent plus.

On voit les cous tendus pour se baisser.

La paix a honte ...


Sachez-le aussi :

Nous n'avons plus nos mots.

Ils ont reculé en nous-mêmes.

En vérité, elle vit, elle erre parmi nous

LA

FACE

A

LA

BOUCHE

PERDUE.


Parfois, dans un grand bruit, nos maisons à étages de poussière à la rue se déversent.

Les fonctionnaires à la course à la mort restent innombrables.


Je m'arrête de vous écrire.

Non, n'envoyez pas un préparateur des fêtes.

Non, il n'est pas temps encore.


Nous sommes restés assis sur la margelle du puits abandonné.

Tout avait couleur de ferraille et de poutre enfumée et couleur de fatigue profonde.


Des triangles d'oiseaux rigides parcouraient le ciel à grand bruit.


Désespoir comme la pluie, et jusques à quand tombera-t-elle ?

Petit vieux vaniteux, voulant régner, laissant tuer, battu content, tenait une poupée.


Le temps s'écoulait, réponse évasive, les années en lanière, entre les doigts des traîtres.


Nous nous sommes regardés en silence.

Nous nous sommes regardés avec le sérieux précoce des enfants d'aveugle.


Tout tombe, dit le

Maître de

Ho.

Tout tombe, déjà tu erres dans les ruines de demain.


L'Homme qui te parle est

Sphinx.

L'homme que tu fus, le père que tu as eu était sphinx.

Eh bien, qu'as-tu compris au

Sphinx qui te fut soumis ?


Celui qui ne dissout pas celui qui vient à lui, un

Sphinx s'y forme et c'est de

Sphinx que l'on meurt.


Tout durcit, dit le

Maître de

Ho, tout durcit et revient à la tête.

Le geste inachevé, la défaillance du cœur, la remarque qui frappe l'oreille.


Le sourire, le visage pur, que avide tu regardes, c'est lui, c'est lui-même, incompris, qui te fera ta plaie, et qui, le temps venu, de durs rochers sans fin t'encombrera.


Tout dépose.

Tout fait pierre, dit le

Maître de

Ho.

De la lèvre à la pierre, du rayon à la ruine.

Henri Michaux (1899-1984) – Épreuves, exorcismes (Gallimard,1946)