Henri Michaux, Le dépouillement de l'espace(extrait)
Depuis longtemps je m'étais proposé d'aller un jour, à bonne altitude, contempler sous c. i.(drogue puissante) un horizon de montagne. J'étais venu pour cela en ce lieu. Pour savoir si action il y aurait sur moi et laquelle. Plusieurs jours s'écoulent. Enfin j'absorbe la substance, d'autres fois convoitée. Le temps passe. Rien. Je ne ressens aucun changement.
Les montagnes devant moi gardent la même apparence. Trop de santé en moi peut-être revenue. Alors, les repas ayant parfois une action de déclenchement, je descends à la salle à manger.
La nuit vint trop tôt. J'avais dû mal calculer.
J'avais pensé à mon retour retrouver les montagnes, plus capables même, dans le crépuscule, de m'impressionner. Quand je revins, elles n'étaient plus là. Même les plus hauts sommets avaient cessé d'être visibles. Jusqu'au dernier ils avaient disparu dans la nuit.
Consterné, mon voyage manqué, seul sur la vaste terrasse au-delà de ma chambre, sans rien avoir à contempler devant moi, ne sachant plus que faire, je demeurais anéanti.
Écoutez Jacques Bonnafé
Enfin, avant de rentrer je lève la tête. Un ciel noir s'étendait partout avec beaucoup d'étoiles. Je m'y abîmai.
Ce fut extraordinaire.
Instantanément dépouillé de tout comme d'un pardessus, j'entrais en espace. J'y étais projeté, j'y étais précipité, j'y coulais. Par lui happé violemment, sans résistance.
Prodige jamais soupçonné... Pourquoi ne l'avais-je connu plus tôt? Après la première minute de surprise il paraissait tellement naturel d'être emporté dans l'espace. Et pourtant, combien de fois n'avais-je pas regardé d'aussi beaux et de plus beaux ciels sans autre effet qu'une vraie et vaine admiration. Admiration : antichambre, rien qu'antichambre.
Une fois de plus je le vérifiais. C'était — ce que je vivais — bien autre chose que de l'admiration, un registre tout différent. Quoi au juste? Ce n'est pas facile à saisir. Comme soustrait à la Terre, me sentant emporté invinciblement par le haut, entraîné toujours plus loin, grâce à une merveilleuse invisible lévitation, dans un espace qui ne finissait pas, qui ne pouvait pas finir, qui était sans commune mesure avec moi, qui toujours plus me tirait à lui, je m'élevais, de plus en plus, aspiré inexplicablement, sans qu'évidemment je pusse jamais arriver.
D'ailleurs, arriver où?
Cela aurait pu être épouvantable. C'était rayonnant. Le statique, le fini, le solide avaient fait leur temps. Il n'en restait rien, ou comme rien. Dépouillé, je filais, projeté; dépouillé de possessions et d'attributs, dépouillé même de tout recours à la Terre, délogé de toute localisation, dépouillement invraisemblable qui semblait presque absolu, tant j'étais incapable de trouver quelque chose qu'il ne m'eût pas ôté.
C'est certain, jusqu'ici je n'avais pas vu, pas vraiment vu le ciel.
J'y avais résisté, le regardant de l'autre bord, du bord du terrestre, du solide, de l'opposé.
Cette fois, la rive effondrée, je m'enfonçais.
Vertigineusement je m'enfonçais en haut.
(Musique de fin: Louis Sclavis Souffle d’écume(Disque Danses et autres scènes))
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