Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Joachim du Bellay(1524(?)-1560) Rencontre avec Joachim du Bellay : La vieille courtisane (suite : 115 à 252)

La vieille courtisanne (suite)

Doncques m'aydant de moymesme au besoing, 115

Et rejettant toute vergongne au loing,

J'ouvre boutique, et faicte plus sçavante,

Vous metz si bien ma marchandise en vante,

Subtilement affinant les plus fins.

Qu'en peu de temps fameuse je devins. 120


Lors me voyant par Rome assez cognue,

Pour n'estre en ranc d'esgaldrine (bordelière) tenue,

De deux ou trois à poste je me mis,

Lesquelz estoient mes plus fermes amis :

Et tous les mois me donnoientpour salaire

Un chacun d'eulx trente escus d'ordinaire. 125


Je laisse icy à discourir comment,

Je me sçavois gouverner dextrcmcnt

Avecques eulx, à l'un faisant caresse,

A l'autre usant de plus grande rudesse, 130

Selon que d'eulx je cognoissois le cueur

Se manier par douceur ou rigueur :

N'oubliant pas ceste commune ruse,

De contenter de quelque maigre excuse

Le mal-content : et sans aymer aucun, 135

Donner à tous le martel en commun.

Par ce moyen chacun se pensant estre

Plus favori pour demeurer le maistre,

Comme à l'envy, par presens achetoit

Ce qu'avoit moins à qui plus il coustoit. 140


C'estoit le bon, quand pour donner licence

A l'un des trois, les deux faisoient instance :

Comme il avient, que pour chasser un tiers,

Les autres deux s'accordent voluntiers.

Lors je disois, ou que sa laide face, 145

Son poil rousseau, ou sa mauvaise grâce,

Plus que la mort me faschoient, toutefois

En le perdant, que je perdois un mois.


Eux donc ayans de me demander honte

Une faveur qui ne tournoit à compte. 150

Se contentoient, pour garder amitié,

D'y suppléer chacun pour la moitié.

Ainsi jamais n'amoindrissoit ma rente,

Et me restoit une place vaquante,

Dont je scavois bien faire mon profit. 155


Aucunefois je prenois à crédit.

En leur présence, ou supposois des debtes.

Conclusion, j'avois mille receptes,

Pour leur tirer les quatrins de la main :

Ores faignant de me faire nonnain,

Ores parlant de quelque mariage, 160

Ores de faire à Naples un voyage,

Ou à Venize, ou en quelque autre lieu,

Et que bien tost je leur dirois adieu.

Aucunefois je me faisois enceinte, 165

Ou me faignois de quelque fièvre attainte,

Et ce que peult un artifice tel,

Pour s'enchérir, ou pour donner martel.


Voylà comment je traittois l'amy ferme,

Lequel jamais ne failloit à son terme : 170

Car les pendents, et les bracelets d'or,

Les scoffions,(coiffes d'or) et les chaisnes encor,

Gands parfumez, robbes et pianelles (pantoufles),

Garnels, bourats, chamarres, caparelles,

Licts de parade, et corames dorez (cuirs dorés), 175

Savons de Naple', et fards bien colorez,

Miroirs, tableaux ou j'estois en peinture,

Masques, banquets, et coches de vecture,

Et s'il y a de consumer le bien

Autres moiens, n'estoient comptez pour rien. 180


Que diray plus ? j'avois mille prattiques:

Car tout cela qui s'acheptc aux boutiques.

Ne coustoit rien, et mesme le boucher

Le plus souvent estoit payé en chair.

Jusqu'aux faquins (si l'honneur me dispence 185

De dire ainsi) j'espargnoy la despence :

Car tout l'argent des honnestes amis,

Pour mestre en banque, en reserve estoit mis.

J'avoy de plus quelque nuict la sepmaine,

Qui m'estoit franche: et lors je mettois peine, 190

De prattiquer quelque nouvelle amour,

Et ne passois inutile un seul jour.

A cest efFect je tenoy pour fantasque

Une rusée et vieille Romanesque,

Qui descouvrant quelque jeune emplumé, 195

Avant qu'il fust de mon faict informé,

Trouvoit moyen de faire l'entreprise

Secrettement, et comme bien apprise,

N'oublioit pas de prendre avant la main,

Disant comment j'estoy de sang Romain, 200

Et que j'estoy femme d'un gentilhomme,

Lequel pour lors estoit banny de Rome.


Voila comment je traittoy l'estranger :

Mais par sus tout je craignoy le danger

Des escroqueurs, ne me tenant mocquée, 205

Si-non alors que j'estoy escroquée :

Ce qui causoit que moins je m'addressois

A l'Espagnol, qu'au libéral François,

Doulce, courtoise, humaine, quant au reste :

Mais ce pendant fuyant plus que la peste. 210

Ces jeunes gens, lesquels sans desbourcer,

A tous propos pour beaux vcullent passer,

Nous pensant bien payer d'une gambade,

D'une chanson, d'un luth, ou d'une aubade :

Ce qui nous trompe, et faict que bien souvent, 215

Nous nous trouvons les mains pleines de vent.


J'avois aussi une soingneuse cure

De n'endurer sur mon corps une ordure :

De boire peu, de manger sobrement,

De sentir bon, me tenir proprement, 220

Fust en public, ou fust dedans ma chambre :

Où l'eau de naffe, et la civette, et l'ambre,

Le linge blanc, le pennache éventant,

Et le sachet de pouldre bien sentant,

Ne manquoient point : sur tout je prenoy garde 225

(Ruse commune à quiconque se farde)

Qu'on ne me peust surprendre le matin.

Bref tout cela qu'enseigne l'Aretin,

Je le sçavoy : et sçavoy mettre en œuvre

Tout les secrets que son livre descoeuvre : 230 (allusion au Ragionamenti , de Pierre l'Aretin(1492-1556))

Portrait de Pietro Aretino par Le Titien

Et d'abondant mille tours incogneus,

Pour esveiller la dormante Venus.


J'estoy pourtant en mes propos honneste,

Et ne faisois à tout le monde feste.

Légèrement caressant un chacun : 235

J'avoy pour tous un entretien commun,

Et de façons gravement asseurées,

Sçavoy fort bien enchérir mes denrées.


De la vertu je sçavoy deviser,

Et me sçavoy tellement déguiser. 240

Que rien qu'honneur ne sortoit de ma bouche :

Sage au parler, et follastre à la couche.

Aussi void-on qu'un propos vicieux,

Plus que le vice est souvent odieux :



Et que rien tant que vertu n'est aymable, 245

Ou ce qui est à la vertu semblable.

Chacun se flatte en son affection,

Où il cognoist quelque perfection :

Et ne peult bien la Dame estre estimée,

Que l'on cognoist indigne d'estre aymée: 250

Tant la vertu plaist en celles qui l'ont,

Si-non au cueur, pour le moins sur le front.