La vieille courtisanne (suite)
Doncques m'aydant de moymesme au besoing, 115
Et rejettant toute vergongne au loing,
J'ouvre boutique, et faicte plus sçavante,
Vous metz si bien ma marchandise en vante,
Subtilement affinant les plus fins.
Qu'en peu de temps fameuse je devins. 120
Lors me voyant par Rome assez cognue,
Pour n'estre en ranc d'esgaldrine (bordelière) tenue,
De deux ou trois à poste je me mis,
Lesquelz estoient mes plus fermes amis :
Et tous les mois me donnoientpour salaire
Un chacun d'eulx trente escus d'ordinaire. 125
Je laisse icy à discourir comment,
Je me sçavois gouverner dextrcmcnt
Avecques eulx, à l'un faisant caresse,
A l'autre usant de plus grande rudesse, 130
Selon que d'eulx je cognoissois le cueur
Se manier par douceur ou rigueur :
N'oubliant pas ceste commune ruse,
De contenter de quelque maigre excuse
Le mal-content : et sans aymer aucun, 135
Donner à tous le martel en commun.
Par ce moyen chacun se pensant estre
Plus favori pour demeurer le maistre,
Comme à l'envy, par presens achetoit
Ce qu'avoit moins à qui plus il coustoit. 140
C'estoit le bon, quand pour donner licence
A l'un des trois, les deux faisoient instance :
Comme il avient, que pour chasser un tiers,
Les autres deux s'accordent voluntiers.
Lors je disois, ou que sa laide face, 145
Son poil rousseau, ou sa mauvaise grâce,
Plus que la mort me faschoient, toutefois
En le perdant, que je perdois un mois.
Eux donc ayans de me demander honte
Une faveur qui ne tournoit à compte. 150
Se contentoient, pour garder amitié,
D'y suppléer chacun pour la moitié.
Ainsi jamais n'amoindrissoit ma rente,
Et me restoit une place vaquante,
Dont je scavois bien faire mon profit. 155
Aucunefois je prenois à crédit.
En leur présence, ou supposois des debtes.
Conclusion, j'avois mille receptes,
Pour leur tirer les quatrins de la main :
Ores faignant de me faire nonnain,
Ores parlant de quelque mariage, 160
Ores de faire à Naples un voyage,
Ou à Venize, ou en quelque autre lieu,
Et que bien tost je leur dirois adieu.
Aucunefois je me faisois enceinte, 165
Ou me faignois de quelque fièvre attainte,
Et ce que peult un artifice tel,
Pour s'enchérir, ou pour donner martel.
Voylà comment je traittois l'amy ferme,
Lequel jamais ne failloit à son terme : 170
Car les pendents, et les bracelets d'or,
Les scoffions,(coiffes d'or) et les chaisnes encor,
Gands parfumez, robbes et pianelles (pantoufles),
Garnels, bourats, chamarres, caparelles,
Licts de parade, et corames dorez (cuirs dorés), 175
Savons de Naple', et fards bien colorez,
Miroirs, tableaux ou j'estois en peinture,
Masques, banquets, et coches de vecture,
Et s'il y a de consumer le bien
Autres moiens, n'estoient comptez pour rien. 180
Que diray plus ? j'avois mille prattiques:
Car tout cela qui s'acheptc aux boutiques.
Ne coustoit rien, et mesme le boucher
Le plus souvent estoit payé en chair.
Jusqu'aux faquins (si l'honneur me dispence 185
De dire ainsi) j'espargnoy la despence :
Car tout l'argent des honnestes amis,
Pour mestre en banque, en reserve estoit mis.
J'avoy de plus quelque nuict la sepmaine,
Qui m'estoit franche: et lors je mettois peine, 190
De prattiquer quelque nouvelle amour,
Et ne passois inutile un seul jour.
A cest efFect je tenoy pour fantasque
Une rusée et vieille Romanesque,
Qui descouvrant quelque jeune emplumé, 195
Avant qu'il fust de mon faict informé,
Trouvoit moyen de faire l'entreprise
Secrettement, et comme bien apprise,
N'oublioit pas de prendre avant la main,
Disant comment j'estoy de sang Romain, 200
Et que j'estoy femme d'un gentilhomme,
Lequel pour lors estoit banny de Rome.
Voila comment je traittoy l'estranger :
Mais par sus tout je craignoy le danger
Des escroqueurs, ne me tenant mocquée, 205
Si-non alors que j'estoy escroquée :
Ce qui causoit que moins je m'addressois
A l'Espagnol, qu'au libéral François,
Doulce, courtoise, humaine, quant au reste :
Mais ce pendant fuyant plus que la peste. 210
Ces jeunes gens, lesquels sans desbourcer,
A tous propos pour beaux vcullent passer,
Nous pensant bien payer d'une gambade,
D'une chanson, d'un luth, ou d'une aubade :
Ce qui nous trompe, et faict que bien souvent, 215
Nous nous trouvons les mains pleines de vent.
J'avois aussi une soingneuse cure
De n'endurer sur mon corps une ordure :
De boire peu, de manger sobrement,
De sentir bon, me tenir proprement, 220
Fust en public, ou fust dedans ma chambre :
Où l'eau de naffe, et la civette, et l'ambre,
Le linge blanc, le pennache éventant,
Et le sachet de pouldre bien sentant,
Ne manquoient point : sur tout je prenoy garde 225
(Ruse commune à quiconque se farde)
Qu'on ne me peust surprendre le matin.
Bref tout cela qu'enseigne l'Aretin,
Je le sçavoy : et sçavoy mettre en œuvre
Tout les secrets que son livre descoeuvre : 230 (allusion au Ragionamenti , de Pierre l'Aretin(1492-1556))
Portrait de Pietro Aretino par Le Titien
Et d'abondant mille tours incogneus,
Pour esveiller la dormante Venus.
J'estoy pourtant en mes propos honneste,
Et ne faisois à tout le monde feste.
Légèrement caressant un chacun : 235
J'avoy pour tous un entretien commun,
Et de façons gravement asseurées,
Sçavoy fort bien enchérir mes denrées.
De la vertu je sçavoy deviser,
Et me sçavoy tellement déguiser. 240
Que rien qu'honneur ne sortoit de ma bouche :
Sage au parler, et follastre à la couche.
Aussi void-on qu'un propos vicieux,
Plus que le vice est souvent odieux :
Et que rien tant que vertu n'est aymable, 245
Ou ce qui est à la vertu semblable.
Chacun se flatte en son affection,
Où il cognoist quelque perfection :
Et ne peult bien la Dame estre estimée,
Que l'on cognoist indigne d'estre aymée: 250
Tant la vertu plaist en celles qui l'ont,
Si-non au cueur, pour le moins sur le front.