Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Michel Leiris Rencontre avec Michel Leiris : Extrait de Fourbis

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Peu de temps après la Libération, il se donna, au théâtre des Mathurins, une matinée poétique à la mémoire de quelqu'un que sa naissance avait marqué d'un sceau d’ignominie, selon les vues de certains, et qui avait été l'une des innombrables victimes d'un délire portant sur la nature et la destinée de l’espèce : Max Jacob, que les nazis arrêtèrent comme juif dans sa retraite de Saint-Benoît-sur-Loire et qui mourut interné à Drancy .

Il m'incombait de prononcer, texte dactylographié en main, une brève allocution puis de prendre ma part de la lecture des poèmes et des proses qui composaient l'essentiel du programme. J'étais ému —nul besoin de le souligner—et l’était triplement, à ce que la circonstance avait en soi de propre à serrer la gorge s’unissant la peur de ne pas être à la hauteur de mon sujet ou de tomber dans ce que le genre oraison funèbre comporte si facilement d’odieux avec, pour achever, le trac très égoïste de celui qui monte sur les planches, trac auquel le débutant que j’étais offrait—on doit bien le penser— plus de prise qu'un autre. La mise en scène prévue, à vrai dire’ était rassurante souhait : non seulement je n’aurais pas à parler en improvisant, ni même en m'aidant de notes, mais tout bonnement je devais lire mes quelques pages.

J'étais donc protégé contre le risque de m'empétrer dans mon discours et, tout aussi bien, contre celui d'être arrêté par une défaillance —toujours possible— de mémoire.

Tenir des feuillets entre ses deux mains, quand on parle en public, confère par ailleurs une certaine sécurité corporelle en ce sens que le papier sur lequel, au moins par intermittence, il faut porter les yeux n'est pas un simple aide-mémoire mais un objet connu qu'on touche et qui permet une contenance en même temps qu'il représente un écran qui vous sépare des gens et, en occupant votre regard, empêche que vous vous sentiez face-à-face avec eux. Pour échapper à cette confrontation directe, je pouvais encore compter sur une autre barrière: la table derrière laquelle mes compagnons et moi nous devions nous présenter assis ne nous levant qu'à tour de rôle quand serait venu pour chacun de nous le moment d'entrer en jeu, protocole qui, en somme, exigerait du lecteur qu’il se tienne à diverses reprises debout (au lieu d’assis) derrière son mur mais ne l'entraînerait pas un instant à s'exposer sur la scène entièrement à découvert.

Je me reposais donc sur l'idée que la table, d'une part, mes feuillets, d'autre part, s’interposeraient entre les spectateurs et moi et que ce double retranchement, insuffisant pour réduire à néant une peur qui dépassait le tract d’exécutant , serait du moins un paravent qui soustrairait, dans une certaine mesure, à la vue du public les signes trop manifestes que pourrait en donner ma personne. J'étais plutôt tranquille quand, le rideau baissé ,nos prîmes place derrière notre table mais j'appréhendais cependant la minute où, les trois coups frappés et le rideau levé, je me trouverais, pour en subir le premier choc, devant toutes ces faces de gens assis me regardant. Qu’ éprouverais-je alors ? Et serais-je en état de lire mon texte autrement que d'une voix neutre, sans accent susceptible d'établir entre les autres et moi une communication rendue certainement plus difficile par ces accessoires même qui me rassuraient : mes feuillets comme les pages d'un bilan, la table comme un bureau autour duquel des administrateurs de société ou des politiciens discutent ?

Dans la salle, je ne l'ignorais pas, il y avait nombre d'amis et de relations au milieu d'un public qui, dans l’ensemble, devait être favorablement disposé puisque venu pour communiquer avec nous dans le souvenir d'un grand poète. Je ne puis pourtant pas dire que j'en étais entièrement satisfait. S'il est déjà fâcheux de se montrer peu brillant devant un auditoire d'étrangers indifférents, ce n'est que plus désagréable quand il s'agit de gens qui vous connaissent , car leur déception risque alors d'être égale à la confiance même que leur amitié vous faisait ; et c'est, à coup sûr, une épreuve encore pire si il y a parmi vos examinateurs—comme il y avait parmi les miens— des personnes qui ont une sorte de droit de famille sur le sujet dont vous parlez et sont en posture de vous reprocher d'avoir commis une inconvenance positive en le traitant comme vous l'avez fait. Ma crainte, ici, s’élevait presque au niveau du scrupule moral : n’allais-je pas rendre à un ami défunt un hommage si maladroit que ceux qui l’avaient connu plus anciennement et avaient lutté avec lui pour un renouveau de l’art et de la poésie estimeraient que je le trahissais ? Il n'est sans doute pas un seul spectateur qui n'ait pu voir combien ,derrière ma table, je ressemblais à un accusé dans son box au moment où le rideau se leva.

Ce que (depuis plus de cinq ans que la chose s’est passée) je ne cesse ,quand j'y pense, d'éprouver comme la sensation la plus étrange, c'est que, l'instant critique venu et la scène où nous nous étions installés ouverte soudain aux regards du public, hormis les feux de la rampe, en face de moi je ne vis rien. Ébloui par cette rangée d'ampoules électriques dont la lumière montait vers nous, je n'avais devant moi qu’un trou noir, au-delà de la limite ainsi tracée comme la séparation stricte de deux mondes: quelques mètres carrés de plancher, base de ce qui était notre espace à nous, bien défini et éclairé ; puis la salle, si obscure qu'elle avait l'air de ne pas exister. Incapable, pendant les premières minutes, de distinguer même la tâche plus pâle d'un visage, je parlais comme à l’orée d'une vaste grotte où je ne voyais rien et où seulement je savais qu’étaient ceux qui me regardaient.

Par ce monde où j'étais aveugle aucunement voyant, je me savais tout entier vu,— seul en lumière, seul perceptible et (contradictoirement) délivré de l'intrusion des regards puisque de tous ces yeux qui devaient être fixés sur moi, moi je ne voyais rien. Prêterai-je à rire si je dis que durant ces quelques minutes, parlant pour un poète disparu et sentant un peu du rayonnement de sa gloire m'investir (alors que je me tenais debout sur cette scène, comme sur un piédestal une statue montrée à tous mais refermée sur elle-même par son absence de regard), je crus presque avoir franchi le pas et— tel celui qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron » —n’avoir plus à redouter les atteintes de la mort ?

Imbu plus que je ne le suis des idées chrétiennes, qui étaient celles de Max, je ne manquerais pas, aujourd'hui, de m'accuser d'avoir pêché par manque de cœur et par orgueil. Plutôt qu’à cet ami, victime de l'effroyable persécution que l'on sait, je pensais, d'un bout à l'autre de la séance, à l’effet que je produisais, la proie d’abord à une sorte d’ivresse, face à ce gouffre noir où je devinais respirant les gens qui m'écoutaient, —puis à une anxiété, qui, sous une forme plus froide, reproduisait mon trac primitif : à mesure que, mes yeux s’accoutumant à l'obscurité de la salle et y voyant plus clair, le charme se rompait, je scrutais les quelques visages que je pouvais discerner, pour y lire, si l'on m'approuvait ou pas ou me désapprouvait; ayant achevé la lecture d'un poème, je fus — je l’avoue— dépité de ne pas recueillir autant d'applaudissements que je l'avais espéré. Bref, après les minutes de glorieuse euphorie, descendu de mon mon socle, je revins à ce monde et m'inquiétai du jugement très immédiat qui, dans un domaine étroitement limité et de faible importance, pouvait être porté sur moi par quelques échantillons, des créatures de ce monde.

M’étant haussé, grâce à un jeu inattendu d'éclairage, et avec un mort pour appui, jusqu'à l'illusoire immortalité, il avait suffi que mon illumination aveugle eût pris fin et que le public me fût apparu dans sa multiplicité vivante pour me retrouver engagé aussitôt dans les préoccupations d'amour propre les plus futiles.

À l'extase, si trompeuse et si rapidement évanouie, succédait — dépouillé de tout voile—la crainte très simple de ne pas faire figure, qui m'avait travaillé depuis le commencement et s'était muée en une exaltation orgueilleuse, quand je m'étais trouvé, dans cette espèce d'isolement grandiose où, en marge d'une masse d'êtres indistincts que je ne soupçonnais qu’à leur bruissement confus, je pouvais presque croire qu’il n’existait plus rien d'autre que moi. Je ne retrouvai donc mes limites, et ne retournai à la vie réelle que, lorsque ceux qui me regardaient se manifestèrent à ma vue, comme si, tant que j'avais été regardé, sans pouvoir regarder moi-même, ce défaut de réciprocité m'avait extrait du monde humain, et comme si, placé, dans une position telle que je pouvais penser réfracter vers des yeux invisibles (qui n'étaient pas encore des juges) une lumière que j'absorbais tout entière, je m'étais senti nimbé de l'intangibilité des idoles. Mirage tôt dissipé, ainsi que obligatoirement, il en est d'un mirage et, à plus forte raison, d'un mirage qui se produit dans un lieu factice entre tous, qu’est la scène d’un théâtre.

Mais, bien qu'il ne soit que laboratoire de mirages, n'est-ce pas précisément parce qu'acteurs et spectateurs ( les uns, dans l'éclat de l'électricité, les autres, dans la noirceur de la caméra de photographe où ils se sont fait enfermer), y effectuent de tels voyages imaginaires, aux confins de la vie et de la mort, que le théâtre nous fascine?

Le théâtre : ce lieu, de la mort feinte, de la mort à la Charles-Quint, et cette salle de classe où, sans craie, ni tableau noir, où m’auront été données sur ce chapitre un certain nombre de leçons.

Pages 40 à 44 de Fourbis , L'Imaginaire, Gallimard

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Fourbis, fait partie de La Règle du jeu, compose de 4 livres, édités chez Gallimard

I - BIFFURES

II - FOURBIS

III - FIBRILLES

IV - FRËLE BRUIT