Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Henri Michaux Rencontre avec henri Michaux : Ecce homo

Écoutez François Reibel

A

Madame

Mayrisch

Saint-Hubert.

Qu'as-tu fait de ta vie, pitance de roi?

J'ai vu l'homme.

Je n'ai pas vu l'homme comme la mouette, vague au ventre, qui file rapide sur la mer indéfinie.

J'ai vu l'homme à la torche faible, ployé et qui cherchait.

Il avait le sérieux de la puce qui saute, mais son saut était rare et réglementé.

Sa cathédrale avait la flèche molle.

Il était préoccupé.

Je n'ai pas entendu l'homme, les yeux humides de piété, dire au serpent qui le pique mortellement : «

Puisses-tu renaître homme et lire les

Védas! »

Mais j'ai entendu l'homme comme un char lourd sur sa lancée écrasant mourants et morts, et il ne se retournait pas.

Son nez était relevé comme la proue des embarcations

Vikings, mais il ne regardait pas le ciel, demeure des dieux; il regardait le ciel suspect, d'où pouvaient

sortir à tout instant des machines implacables, porteuses de bombes puissantes.

Il avait plus de cerne que d'yeux, plus de barbe que de peau, plus de boue que de capote, mais son casque était toujours dur.

Sa guerre était grande, avait des avants et des arrières, avait des avants et des après.

Vite partait l'homme, vite partait l'obus.

L'obus n'a pas de chez soi.

Il est pressé quand même.


Je n'ai pas vu paisible, l'homme au fabuleux trésor de chaque soir pouvoir s'endormir dans le sein de sa fatigue amie.

Je l'ai vu agité et sourcilleux.

Sa façade de rires et de nerfs était grande, mais elle mentait.

Son ornière était tortueuse.

Ses soucis étaient ses vrais enfants.


Depuis longtemps le soleil ne tournait plus autour de la

Terre.

Tout le contraire.

---

Puis il lui avait encore fallu descendre du singe.

Il continuait à s'agiter comme fait une flamme brûlante, mais le torse du froid, il était là sous sa peau.

Je n'ai pas vu l'homme comptant pour homme.

J'ai vu «

Ici, l'on brise les hommes ».

Ici, on les brise, là on les coiffe et toujours il sert.

Piétiné comme une route, il sert.


Je n'ai pas vu l'homme recueilli, méditant sur son être admirable.

Mais j'ai vu l'homme recueilli comme un crocodile qui de ses yeux de glace regarde venir sa proie et, en effet, il l'attendait, bien protégé au bout d'un fusil long.

Cependant, les obus tombant autour de lui étaient encore beaucoup mieux protégés.

Ils avaient une coiffe à leur bout qui avait été spécialement étudiée pour sa dureté, pour sa dureté

implacable.


Je n'ai pas vu l'homme répandant autour de lui l'heureuse conscience de la vie.

Mais j'ai vu l'homme comme un bon bimoteur de combat répandant la terreur et les maux atroces.


Il avait, quand je le connus, à peu près cent mille ans et faisait aisément le tour de la

Terre.

Il n'avait pas encore appris à être bon voisin.


Il courait parmi eux des vérités locales, des vérités nationales.

Mais l'homme vrai, je ne l'ai pas rencontré.


Toutefois excellent en réflexes et en somme presque innocent : l'un allume une cigarette; l'autre un

pétrolier.


Je n'ai pas vu l'homme circulant dans la plaine et les plateaux de son être intérieur, mais je l'ai vu

faisant travailler des atomes et de la vapeur d'eau, bombardant des fractions d'atomes, regardant

avec des lunettes son estomac, sa vessie, les os de son corps et se cherchant en petits morceaux, en

réflexes de chien.


Je n'ai pas entendu le chant de l'homme, le chant de la contemplation des mondes, le chant de la

sphère, le chant de l'immensité, le chant de l'éternelle attente.


Mais j'ai entendu son chant comme une dérision, comme un spasme.

J'ai entendu sa voix comme un commandement, semblable à celle du tigre, lequel se charge

en personne de son ravitaillement et s'y met tout entier.


J'ai vu les visages de l'homme.

Je n'ai pas vu le visage de l'homme comme un mur blanc qui fait lever les ombres de la pensée,

comme une boule de cristal qui délivre des passages de l'avenir, mais comme une image qui fait peur

et inspire la méfiance.


J'ai vu la femme, couveuse d'épines, la femme monotone à l'ennui facile, avec la glande d'un organe

honteux faisant la douceur de ses yeux.

Les ornements dont elle se couvrait, qu'elle aimait tant, disaient «

Moi.

Moi.

Moi ».

C'était donc bien lui, lui, toujours l'homme, l'homme gonflé de soi, mais pourtant embarrassé et qui

veut se parfaire et qui tâtonne, essayant de souder son clair et son obscur.


Avec de plus longs cheveux et des façons de liane, c'était toujours le même à la pente funeste,

l'homme empiétant qui médite de peser sur votre destin.


J'ai vu l'époque, l'époque tumultueuse

et mauvaise travaillée par les hormones de la haine et des pulsions de la domination, l'époque

destinée à devenir fameuse, à devenir l'Histoire, qui s'y chamarrerait de l'envers de nos misères, mais

c'était toujours lui, ça tapait toujours sur le même clou.

Des millions de son espèce vouée au malheur entraient en indignation au même moment et se

sentaient avoir raison avec violence, prêts à soulever le monde, mais c'était pour le soulever sur les

épaules brisées d'autres hommes.


La guerre! l'homme, toujours lui, l'homme à la tête de chiffres et de supputations sentant la voûte de

sa vie d'adulte sans issue et qui veut se donner un peu d'air, qui veut donner un peu de jeu à ses

mouvements étroits, et voulant se dégager, davantage se coince.


La

Science, l'homme encore, c'était signé.

La science aime les pigeons décérébrés, les machines nettes et tristes, nettes et tristes comme un

thermocautère sectionnant un viscère cependant que le malade écrasé d'éther gît dans un fond

lointain et indifférent.


Et c'étaient les philosophies de l'animal le moins philosophique du monde, des iés et des ismes

ensevelissant de jeunes corps dans de vieilles draperies, mais quelque chose d'alerte aussi et c'était

l'homme nouveau, l'homme insatisfait, à la pensée caféinée, infatigablement espérant qui tendait

les bras. (Vers quoi les bras ne peuvent-ils se tendre?)


Et c'était la paix, la paix assurément, un jour, bientôt, la paix comme il y en eut déjà des millions, une

paix d'hommes, une paix qui n'obturerait rien.


Voici que la paix s'avance semblable à un basset pleuretique et l'homme plancton, l'homme plus

nombreux que jamais, l'homme un instant excédé, qui attend toujours et voudrait un peu de

lumière...