Écoutez Jacques Bonnafé
La lettre
Je vous écris d'un pays autrefois clair.
Je vous écris du pays du manteau et de l'ombre.
Nous vivons depuis des années, nous vivons sur la
Tour du pavillon en berne. Oh! Été! Été empoisonné!
Et depuis toujours le même jour, le jour au souvenir incrusté...
Le poisson pêché pense à l'eau tant qu'il le peut.
Tant qu'il le peut, n'est-ce pas naturel?
Au sommet d'une pente de montagne, on reçoit un coup de pique.
C'est ensuite toute une vie qui change.
Un instant enfonce la porte du
Temple.
Nous nous consultons.
Nous ne savons plus.
Nous n'en savons pas plus l'un que l'autre.
Celui-ci est affolé.
Celui-là confondu.
Tous sont désemparés.
Le calme n'est plus.
La sagesse ne dure pas le temps d'une inspiration.
Dites-moi.
Qui ayant reçu trois flèches dans la joue se présentera d'un air dégagé?
La mort prit les uns.
La prison, l'exil, la faim, la misère prirent les autres.
De grand sabres de frisson nous ont traversés, l'abject et le sournois ensuite nous ont
traversés.
Qui sur notre sol reçoit encore le baiser de la joie jusqu'au fond du coeur?
L'union du moi et du vin est un poème.
L'union du moi et de la femme est un poème.
L'union du ciel et de la terre est un poème.
Mais le poème que nous avons entendu a paralysé notre entendement.
Notre chant dans la peine trop grande n'a pu être proféré.
L'art à la trace de jade s'arrête.
Les nuages passent, les nuages aux contours de roches, les nuages aux contours des pêches, et nous, pareils à des nuages nous passons, bourrés des vaines puissances de la douleur.
On n'aime plus le jour.
Il hurle.
On n'aime plus la nuit, hantée des soucis
Mille voix pour s'enfoncer
Nulle voix pour s'appuyer.
Notre peau se fatigue de notre pâle visage.
L'événement est grand.
La nuit aussi est grande, mais que peut-elle?
Mille astres de la nuit n'éclairent pas un seul lit.
Ceux qui savaient ne savent plus.
Ils sautent avec le train, ils roulent avec la roue.
"Se garder soi dans le sien?"
Vous n'y songez pas!
La maison solitaire n'existe pas dans l'île aux perroquets.
Dans la chute s'est montrée la scélératesse.
Le pur n'est pas pur.
Il montre son obstiné, son rancunier.
Certains se manifestent dans les glapissements.
D'autres se manifestent dans l'esquive.
Mais la grandeur ne se manifeste pas.
L'ardeur en secret, l'adieu à la vérité, le silence de la dalle, le cri du poignardé, l'ensemble du repos glacé et des sentiments
qui brûlent a été notre ensemble, et la route du chien perplexe notre route.
Nous ne nous sommes pas reconnus dans le silence, nous ne nous sommes pas reconnus dans les hurlements, ni dans nos
grottes, ni dans les gestes des étrangers.
Autour de nous la campagne est indifférente et le ciel sans intentions.
Nous nous sommes regardés dans le miroir de la mort.
Nous nous sommes regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de l'élan décapité, dans le miroir charbonneux
des avanies.
Nous sommes retournés aux sources glauques.
Henri Michaux (1899-1984)