Ce qui étonne, dans la poésie d'Henri Michaux, c'est cette force, jointe à ce silence. Il n'y a sans doute aucun autre poète de ce monde occidental (car l'on trouve naturellement beaucoup plus d'affinités avec l‘Orient et cette science de l'économie des haïkus ) qui sache dire tant de choses en si peu de mots.
Le pouvoir de cette parole est d'action, parce qu'il n'est pas illustration, ni prétexte, mais création immédiate à la manière d'un geste, à la manière d'une danse. On est pris par l'urgence de ce qui est dit, de ce qui est montré : choses cachées, choses sacrées parfois, que l'on avait pas su voir et qui étaient restées à l'arrière plan de la conscience ; chose que l'on gardait, sans le savoir, comme derrière l'occiput, et dont on ressentait confusément la douleur. Choses neuves, inouïes, trop rapides pour nos yeux, trop lointaines pour nos sens ; choses au bord de l'infini, à la limite du son, de la couleur, du goût, de la chaleur. Car c'étaient parfois des choses pour les chauves-souris et pour les libellules plutôt que pour les hommes : ainsi des résurgences de Qui je fus ou des notations magiques de Passages.
Michaux sait capter ces choses, puis les donner par la vibration de quelques syllabes. Il faudrait parler du sens animal qui est le sien, de cette magie naturelle, de ce sens qu’il nous donne aussi parfois quand il le veut.
Regard de l'aigle, oreille du coyote, peau du serpent, rapidité des grands squales, vitesse aérienne des mouches, ou lenteur des méduses. Tous ces secrets vivants sont dans sa parole, parce qu'elle naît d'un rythme, d'un acte, et non d'une pensée logique. C'est difficile pour nous de tout percevoir, de tout recevoir. Les messages fulgurent, les images éclatent, les mots zèbrent l'espace, jaillissent ; ou bien au contraire viennent les longs mouvements pesants qui nous étreignent, nous gèlent dans leur masse ; la peur, l'angoisse de La ralentie, le rêve crépusculaire de la Grande Garabagne. Quand cela s'achève, pourtant, nous ressentons le terrible silence, et nous voudrions vivre dans la poésie, à jamais. Il nous faudra bien des jours pour aller jusqu'au bout d’un seul de ces traits. Il faudra la vie entière peut-être, pour oser voir les parages du territoire inconnu où le poète a déjà trouvé sa demeure.
Iniji, icebergs ,ces deux poèmes extrêmes de la langue française (séparés par 20 années), parmi les plus beaux qu'elle a portés, les plus purs, les plus vrais. Qu'importent les artifices de style, les prouesses techniques, les sens cachés, quand la poésie est cette force, cet instinct, cet acte liéaux éléments de la vie dans l'univers ? Je veux lire la poésie d’Henri Michaux comme un voyage. Comme on voyage, au hasard des rails, des routes et des courants marins, quelquefois à l'envers, ou bien face a l'avenir, à la découverte de contrées qu'on avait jamais rêvées C'est le propre de la poésie de donner ce sentiment d'être en un lieu, debout sur une terre. La parole de Michaux nous éloigne de notre monde, nous guide à l'aventure, nous donne un autre monde. Lire est voyager, car nous oublions ce que nous sommes, nous entendons un nouveau langage.
Qui n’a souhaité, un jour, ça va rentrer dans une image, et y vivre ?
Il suffit d'écouter la parole d'Henri Michaux.
15 juin 1978.