Larges extraits de INIJI, texte publié en juillet 1973 dans le dossier "Michaux "du numéro 168 de La Quinzaine littéraire, sous le titre « Un poème qui n’est pas comme les autres __»_
Toujours davantage de poèmes, dans les livres. Sur les pages blanches, les alignements de lignes, les phrases cassées, en suspens… Mais on regardait tout ce blanc sur les pages, et, de loin, les crêtes de ces massifs verticaux ; mauvaises collines qu’on avait guère envie d'approcher, elles étaient bien là où elles étaient, de loin, dans le lointain.
C'est qu’ils disaient des choses, ces poèmes, et en même temps ils ne disaient rien. Des mots volés, qui n'allaient nulle part, sans force, sans durée, sans mémoire, qu’on lisait vaguement, puis qu'on abandonnait. Ils faisaient leur bruit tout seuls, sans oreille, dans le genre de bourdonnements d'abeilles invisibles. On lisait un mot ici, un autre là, et on pouvait les raccorder sans mal, puisqu'ils étaient sans racines, puisqu'ils ne vivaient pas, et qu'ils ressemblaient à des coquilles vides ; n'importe quel collier avec eux.
Maintenant, après Iniji, on ne s'interroge plus. On a une certitude. On a vu quelque chose, on l'a suivie, comme si on était soi-même entrain de la faire, comme si on avait trouvé l’ouïe pour écouter la musique au fond de l’eau.
Poème qui n'est pas comme les autres, sûrement, qui ne distrait pas, qui ne se dérobe pas. Il n'est pas écrit vraiment, il se trouve sur cette page par accident, et il doit être ailleurs aussi, écrit sur un arbre, par exemple, ou bien gravé dans la terre séchée, ou encore tatoué sur la peau humaine. C'est évident qu'il n'est pas seulement écrit. Il est passé par le tremblement de l'écriture, c'est comme ça qu'il est apparu premièrement. Mais il n'est pas seulement dans ce tremblement, pas seulement pour les yeux. Il est ailleurs, autour de nous, dans l’air, dans les nuages, dans les feuillages des arbres vus de loin, dans la mer, dans l'herbe foulée d'une piste. Aussi dans les rues d'une très grande ville, entre les murs des immeubles, avec les mouvements des voitures, les klaxons, les lumières, la foule.
Il devait être là depuis longtemps puisque, quand on l'a lu, on l'a tout de suite reconnu. On ne le cherchait pas, lui en personne, parmi tant d'autres poèmes et tant d'autres livres. On ne cherchait rien du tout, pas même un nom d’auteur. On allait vers lui sans le savoir, et lui allait vers nous en suivant sa course de comète, qui s'approche, foule, et s'en va.
Il y a tant de savoir maudit qui embarrasse, qui obstrue. Ces mots, tous ces mots empoisonnés et menteurs qui engorgent, qui gonflent les muqueuses, qui empêchent l'air d'arriver. Tant de mots : tant de murs.
Mais il y aura d'autres mots qui libèrent, et on ne comprend pas pourquoi. Ne sont-ils pas les mêmes ? Ne sont-ils pas, eux aussi, du langage des hommes ? Ils arrivent facilement, sans qu'on les cherche, ils sont légers, ils ne veulent rien, ils n’écrasent pas. Des mots aériens, suspendus sur le ciel blanc en escadres immobiles. C'est eux que l'on perçoit, à présent, rien qu’eux. Comment un tel langage a-t-il pu s'inventer ? On aimerait croire que c'est un mirage, un hasard, et pourtant on sait bien (à cause justement de tous les mots du langage lourd ) que ce n'est pas une coïncidence. La musique ne trouble que la musique, et les mots d’Iniji retrouvent au fond de vous leur propre image, comme survolant un grand lac immobile.
Le poème est venu de loin, comme cela, calmement, avec ses gestes, avec sa vie, pour vous retrouver.
Insensé, mobile, il glisse en vous et vous explore. Ou bien c'est vous qui n'aviez pas de corps, et qui maintenant avez le corps d’Iniji .Vous ne saviez pas parler. Vous n'aviez pas d'idées, pas d'images, vous n'aviez pas de Nord. Loin de ce poème, la vie était très basse, tout à fait murmurée, parce que toutes les paroles du langage organisé (le langage de thèses et antithèses, le langage des analyses, des jugements et des proclamation solennelles) n’étaient qu'un brouillard lent traînant à peine au-dessus de la matière. On pouvait facilement vous confondre avec les cailloux et les mottes de terre. Vous n'aviez pas de savoir, pas de souvenir.
Comment est-ce possible ? Où étions nous donc avant avant Iniji ?
Bien sûr, on les croyait importants, ces mots du langage, ces mots courants. Dressés comme des meutes, utiles à chasser, chercher, aboyer, tuer. Mais il y a une autre langue, qu'on parlait avant sa naissance. Une langue très ancienne, qui ne servait à rien, qui n'était pas la langue du commerce des hommes avec les hommes. Pas une langue de séduction, pour suborner ou pour asservir. C'était d’elle qui venaient ces mots : fluide, vent, cruche, orpheline, rail, dormir, coeur, constellée, cygne, lasciate, buée, galbe, opale, viens … Ils existaient en même temps que la vie, pas détachés d'elle. Ils étaient une danse, une nage, un vol, ils étaient du mouvement.
On les a perdus de vue.
Puis, aujourd'hui, retrouvés, c'est eux qui m'ont retrouvé, et qui m'obligent à me souvenir.
Langue insensée qui avance, magnifiquement autonome comme un corps de dauphin, filant sans effort le long de mon corps, le dépassant et se jouant de lui, vite à travers la masse qui ne peut la freiner.
Ne rien dire, ne plus rien dire après Iniji. Mais ce n'est pas cela que veut cette langue. Pourquoi nous rendrait-t-elle muets ? La musique entre par les oreilles et doit ressortir par la bouche, ou sinon par les hanches.
Iniji n’existe pas. Chaque fois qu'on l'aperçoit, la langue claque et le mot meurt. Interrompu avant d'entrer dans l'existence. Des reflets, peut-être, puisque ses paroles ne sont pas des paroles. Chaque fois qu’on tient un nom, heureux déjà de savoir ce qui va apparaître, il explose. Il n'y a pas de nom, seulement des bulles. Balbutiement de bébé, Iniji, Anania Iniji, Djins, dinn din, Iritillilli .
La langue qui ne veut pas me parler affole, elle fait tourbillonner l'aiguille, emballe le moteur, jette ses nappes d’étincelles. La fascination hypnotique vous tient par l'intérieur du corps, vous aimeriez bien détourner le regard et revenir vers les voix qui parlent, en bas, qui vous appellent. Mais la peur de perdre un seul de ces mots qui volent, de perdre la danse, la nage, la vie ! Pour la première fois peut-être vous tenez à quelque chose.
La langue d’Iniji n'est pas un leurre. Ce sont des langages lourds qui s'embarrassent dans leurs consonnes, dans leurs syllabes, qui s'embarrassent dans les meubles comme un aveugle dans une chambre qu’il ne connaît pas. Vous ne voulez plus parler toutes les langues. Les mots sont au-delà, toujours au-delà et il faut tenter vite de les rejoindre. Toutes les voyelles qui sonnent, résonnent.
Peut-être qu'il faut tout abandonner. Laisser tout cela, ces mauvais oripeaux, ces masques, ces bagues, ces ceintures qu'on avait accumulés sur soi, qu’on avait laissé suspendre. On voulait bien croire que ce n'étaient que des mots, les plus inconsistants. Si on voulait ils s'effaceraient , eux qui disaient que , qui croyaient que... Puisqu'ils jugeaient, est-ce qu'on allait pas les juger un jour ? Mais les mots ne sont pas seulement des mots. Ils ont de longues tenaces racines enfoncées dans la chair, enfoncées dans le sang, et les arracher fait mal. Mots appris, reconnus, habitudes, parasites, c'étaient eux qui distillaient le venin.
Mes Iniji ne demande pas qu'on choisisse. Il ne s'agit pas de changer de vie, de changer de visage ou de nom. Iniji veut seulement qu'on se souvienne. La langue hors du temps, hors de l'espace, la langue qu'on parle éternellement, et qui sait vous attendre : elle apparaît quand on ne l' attendait plus, dans le ciel blanc, elle trace toutes ses petites routes noires qui ne vont nulle part. Le départ n'aura pas lieu. Un l'instant, elle nous parle avec sa vie, et nous lui parlons avec nos yeux. Quand elle a cessé être là, c'est comme si il n'y avait rien eu.
Alors il va falloir vivre sans Iniji ? Retourner vers eux, en bas, qui sourdement grommellent et marmonnent ? Nous ne pouvons pas le savoir : on est entouré par le vent.