L’eau noire du sommeil
Il suffit au peintre qu'il s'endorme pour qu'advienne l'obscurité. « Obscurcir cette obscurité voilà la merveille " ,(Lao-Tseu). Moi seul, je suis l’obscur et je connais la nuit. Le Livre de l'ombre ouvert sur mes genoux, je dirai tout ce qu'elle m'a enseigné, et ce qu'il en est d'avoir voyagé dans son royaume, d'avoir escaladé les falaises du sommeil, parcouru des lieux d’aridité et le temps mort. Enfin j'atteins le rivage des eaux noires. Sur un lac, je m'endors. Soudain, un ange : il tient dans ses mains un grand antiphonaire. Et, feuilletant les pages à mesure que je les lis, les mots s’effacent : "(…)tandis que l'obscurité finissait de gagner, que je me noyais dans une nuit encore plus dense que celle qui m’environnait, soudain je découvrais, très ténue, une lumière, faible d'abord, puis de plus en plus palpable, à l'intérieur de moi, et que des yeux différents semblaient capter, sorte de vision pénétrante, de vue profonde qui n'avait besoin du support d’aucun organe particulier mais qui irradiait doucement, diffuse, distillée d’aucune région précise du corps (mais peut-être venait-t-elle du cœur ?) et je voyais dans le noir, comme si la lumière elle-même eût été faite de ténèbres, et que cette poudre obscure, ce talc qui la constituait ,possédait une forme mentale de phosphorescence qui m'apaisait cette sorte là de lumière qu'on peut voir quand on regarde avec les yeux de l'esprit, et qui, telle une cendre, baigne tant de tableaux de Rembrandt, sorte d’or sombre sur lequel paraissent les personnages du philosophe et de sa femme, ou du philosophe en méditation, ou du Christ d’Emmaüs, et d'où émergera une dernière fois avant de s'y noyer, déchirée de solitude et de tendresse muette, enlisée dans son sable mouvant, la bouleversante tête du chien de Goya : la trame à la fois claire et obscure de la réalité. » (Bruno Caye- Le Lieu de ne rien faire,, Fons Sante))
JPM (page 59 de Peindre la nuit- 2018- La manufacture de l’Image