Association Encrier - Poésies

Rencontres avec des textes d'auteurs Rencontre avec Christian Bobin : Extrait de Pierre,

Extrait de Pierre, pages 16 et 17

Les gens glorieux poussent leur nom un mètre devant eux, s’appuient sur lui — comme sur un déambulateur. S’ils ne l’ont plus, ils tombent. Soulages ne pousse pas son nom en avant. Ce n'est pas modestie— plutôt l'orgueil de ceux qui savent qu'il y a quelque chose de plus grand qu’eux, quelque chose ou quelqu'un dont la main invisible caresse parfois maternellement, hasardeusement, leurs tempes.

Créer, c'est tout faire pour sentir encore et encore cette brise parfumée de l'invisible à nos tempes, cette proximité d'une fraîcheur surnaturelle. Soulages pousse en avant la noblesse de ce sentiment, l'intuition de ce qui manquera toujours, car on ne vit que par défaut.

Ses peintures sont l’autorité même, ne sont que ça. On ne crée que pour guérir d'une angoisse, arrêter à mains nues les cavales de l'Apocalypse fonçant sur nous. Pour tenir face à la mitraille du néant, pour ne pas se coucher de lassitude sur la terre meuble des conventions, on écrit, on compose, on peint.

Le divin est l'ordre lancé au cœur de battre et de se battre. On choisit sa mort : ce ne sera pas celle qui viendra à la fin, ce sera celle qui vient à chaque fois que vous décrochez le mot juste, à chaque fois que le fouet sur la peau de la toile imprime le lacet qu'il faut, qu'il fallait, exactement, le trait, la gifle qui frappe le néant, le dissuade d'avancer plus près, donne congé à la si persuasive tentation de se rendre.

Christian Bobin- Pierre, - Gallimard,2019