Association Encrier - Poésies

Rencontres avec des textes d'auteurs Rencontre avec Claude Duneton : La Vierge des Eyzies

La Vierge des Eyzies

Cette photo de famille est extraordinaire parce qu’elle présente une anomalie…

L’une des personnes photographiées, n’appartient pas à l’image.

Elle est venue se greffer par anticipation au milieu des amis en promenade, ce qui donne un côté inquiétant, un soupçon de quatrième dimension, à cette charmante sortie au bord de la Dordogne, au pied de la falaise des Eyzies.

Car à part la jeune fille du milieu, en haut, la seule qui soit nu-tête, complètement décalée dans cette atmosphère du début des années 1920, tout le monde est à sa place, parfaitement cadré dans l’époque. Tout le monde a la patience et la fierté d’appartenir à une famille aisée ; les deux messieurs sur le devant respirent la respectabilité et l’assurance du portefeuille.

Surtout le propriétaire de la voiture, qui a tenu à ce que sa torpédo figure sur la photo : c’est ostensiblement l’homme en cravate, chapeau cloche et moustache, dont le gilet se plisse de bien-être … L’auto n’est ni une Citroën ni une Renault __ le volant est à gauche, ce qui pourrait faire pencher pour une Dedion - Bouton .

Et puis il y a cette jeune fille totalement hors du passé, dont la coiffure en liberté, le vêtement aussi bien que la posture la situent à la fa fin du XXe siècle, ou dimanche dernier.

Elle se fout de la photographie et du merveilleux progrès qu’elle représente; elle s’ennuie gentiment et n’a aucun souci de son apparence.

Sa veste cardigan n’est pas boutonnée comme elle devrait l’être « pour la photo », les manches sont même un peu remontées, et elle croise ses mains devant elle, au repos, au lieu d’en faire quelque chose.

Elle a quinze ans? Seize ? … Elle est jolie, mais ses seins n’ont pas encore bien poussé — elle attend qu’ils poussent . Tout ça la barbe un peu…

Ce qui est sûr, c’est qu’elle est très gentille. Elle fait comme on lui dit, elle se met où on lui dit de se mettre — comme elle est légèrement plus grande que les deux autres, le photographe, sortant de sous le drap noir, a ordonné : « Mathilde, au milieu » … Là ou ailleurs, ça lui est bien égal, elle n’est pas d’ici, elle n’appartient pas à ces gens. Elle est intemporelle.

Devant les anfractuosités des falaises habitées depuis plus de quarante mille ans, ce qui pourrait être une apparition de la Vierge, humblement vêtue. la Sainte Vierge d’une composition surréaliste … Elle est si gentille qu’elle a attiré la petite fille qui a glissé sa main dans les siennes pour se rassurer. La jeune fille en robe blanche pose une main sur son épaule avec un léger rictus comme pour dire : «  Elle me protège »… Les autres sont pleins d’argent, emplis d’eux-mêmes. Mathilde, elle, est pleine de secrets.

Dans le grand ballet éphémère qui a emporté tous ces gens, j’espère qu’elle ne mourra pas .

Claude Duneton

(Extrait du livre Des gens du milieu du monde , édité en 2005 par Culture et Patrimoine en Limousin : pages 80 à 83)