Un vieillard
Dans le brouhaha du café, à l'arrière
de la salle, un vieillard est penché sur sa table ;
sans autre compagnie devant lui qu'un journal.
Et dans la déchéance de ses misérables vieux jours,
il pense qu'il a bien peu profité des années
où il avait la force, et la parole et la beauté.
Il sait qu'il a beaucoup vieilli ; il le sent, il le voit.
Sa jeunesse pourtant, il aurait juré
que c'était hier. Quel intervalle court, quel intervalle court.
Et il songe que la sagesse s'est bien moquée de lui ;
et comme il lui faisait confiance – quelle folie ! –
cette menteuse qui disait toujours : « Demain. Tu as tout le temps ».
Il se souvient des élans qu'il réfrénait ; que de joie aussi
il a sacrifié. Sa prudence insensée,
tant d'occasions perdues la rendent ridicule à présent.
– Mais à force de penser et de se souvenir,
le vieillard a la tête qui tourne. Et il s'endort,
appuyé contre la table du café.
Constantin Cavafis, En attendant les barbares et autres poèmes,
trad. Dominique Grandmont, Poésies/Gallimard