''Dans le cahier de l'Herne consacré à Henri Michaux (première édition 1966 , réédité en 1983), se trouve un article de Philippe Jaccottet, pages 128 à 132 Intitulé L'espace aux ombres. En voici un extrait :''
Le Michaux auquel je suis le plus sensible est aussi bien celui qui saisit avec une infinie acuité le possible, celui du Pays de la Magie (Le Berger d’eau siffle une source et la voilà qui, se dégageant de son lit, s’avance en le suivant …), que celui qui, délié, déplié, batelier du repos, s’engage enfin sur la route miraculeuse. Parce que ces deux Michaux se combinent dans L'espace aux ombres, je tiens ce texte, paru dans Face aux verrous (1954), pour l'un des grands textes de la poésie contemporaine.
C'est une sorte de chant d'une trentaine de pages composé de paragraphes plus ou moins courts séparés par des pauses ou par des lacunes expressément données pour telles. Une âme y parle, qui se voit avec angoisse errer dans l'espace inconnu entre vie et mort : … bien pire que sur terre, ici, le supplice des faibles.… (tels sont ses premiers mots). Tour à tour, en effet, l'ombre se sent traquée, espionnée, vidée, menacée de confuses menaces, contaminée, blessée, repoussée ou emportée dans une affreuse dérive : toutes les formes du cauchemar. Quoique loin de terre, je suis plus loin encore du centre : d'où ses tourments, et la difficulté de les dire.
Regrette-t-elle donc la terre ? Certes pas comme l'avait fait Supervielle (« C'était le temps du soleil, vous souvenez-vous, il éclairait la moindre ramille… »), on s'en doutait : pour rien au monde, je vous le jure, pour rien au monde je ne voudrais regagner le vôtre, qu'on n’a pas oublié, allez, débité en tranches, en tranches inégales et surprenantes, monde de la distraction, la racine jamais abreuvée. Et, quant aux souvenirs, ils nous reviennent rarement comme des supports, plutôt comme des plaies. Toutefois, n’y eut-il pas un jour, sur cette terre une espèce de bonheur ? On le croirait à lire ceci, extraordinaire image de sa fragilité :
Les mites de la chambre quand elles trouvent un habit, quelle fête ! quelle fête ! Et même dans une pouilleuse armoire, quelle fête ! Mais si un curieux s’emparait de la mite, c'était seulement un peu de soie évanescente et les doigts s’ensablaient du doux cadavre.
Voilà ce que nous sommes devenues, mites, mais la fête perdue, trop légère dans nos mémoires étouffées.
Je sais, je regarde trop en arrière.
Et il y a encore ces quelques mots aussi simples que lourds de sens, à propos d'une zone de refuge, zone de vacances où, revenus aux souvenirs, nous croyons encore remettre du bois dans le feu.
L'âme ainsi emportée ne peut donner une véritable relation de ce qu'elle éprouve ; elle essaie de faire comprendre quelque chose, puis elle s'interrompt, épuisée, ou effrayée, ou réticente ; ou encore elle se dissout en une plainte, ou elle se ramasse en un cri : le cri de la douleur intime est une notre cri. Là où elle est ( mais est-elle encore, et de quelle manière ?), il y a plus de signes que d’appuis, plus de passages que de fibres. Toutes ses paroles sont donc flottantes, comme les ombres elle-mêmes : Lutte et réponse toujours en suspens, la réponse qu'on attend des siècles.
Que parvient-t-elle à distinguer quand même, à entrevoir, entre terreur et lassitude ? Des sortes de ZONES plus ou moins maléfiques où passent plus ou moins proches, différentes espèces d’ombres : troupes de rapaces, hordes de victimes (car la loi de domination-subordination ne peut être indéfiniment tournée), d'autres encore en bandes ou isolées, sujettes à de multiples tourments, quelquefois déjà presque déliées, heureuses, presque toujours néanmoins confuses et sans visage dans une étendue incertaine mais qui grandit, avec la peine, interminablement. Hors le dard des tourments, tout n’y est que lueurs, halos, tambours de fumée, foudre de soupirs, jamais peut-être la presque inexistence n'a été approchée de plus près par les mots :
Parfois le murmure se répand que nous sommes visitées par des ombres transparentes.
Qui sait ? Qui sait ?
Comment retrouver leurs traces quand on a peine à se retrouver soi-même ?
Pages 130 et 131