Association Encrier - Poésies

Rencontre avec divers poètes Rencontre avec Vélimir Khlebnikov : Le livre

LE LIVRE

J’ai vu les noirs Véda

le Coran et l’Évangile

et les livres aux plats

de soie des Mongols

eux-mêmes faits de la cendre des steppes

du kizäk odorant

comme le font

les femmes kalmoukes chaque matin

faire un feu

et se coucher soi-même sur lui

veuves blanches

cachées dans un nuage de fumée

pour accélérer la venue

du livre

Ce livre un

bientôt vous le lirez       bientôt

Blanches     les mers brillent

dans les côtes mortes des baleines

Chant sacré      voix sauvage mais juste

Et les fleuves azur      sont les marque-pages

où le lecteur lit

où est l’arrêt des yeux qui lisent

Ce sont les grands fleuves —

la Volga où la nuit on chante à Razine

où on allume des feux sur les barques

le Nil jaune      où l’on prie le soleil

le Yang-Tsé-Kiang      où est la fange épaisse des humains

la Seine      où sont vendues des femmes aux yeux sombres

et le Danube      où toutes les nuits brillent

des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

la Tamise      où est l’ennui gris et les bâtiments — dieux pour les foules

l’Ob renfrogné      où on fouette le dieu tous les soirs

et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

et le Mississipi      où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

Le genre humain est le lecteur du livre

et la couverture porte l’inscription du créateur

mon nom      archaïques caractères bleus

Mais tu lis nonchalamment

plus d’attention !

Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

comme si c’était les leçons d’un catéchisme

Ces grandes chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

ce livre un

bientôt      bientôt tu vas le lire

Dans ces pages saute la baleine

et l’aigle      qui a plié la page de l’angle

se pose sur les vagues marines

pour se reposer sur le lit du pygargue   1920 ms.automne 1921

Vélimir Khlebnikov, Œuvres 1919-1922, Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot, Verdier, Collection « Slovo », 2017, pp. 287/288.