A travers ses longs cils baissés elle regarda le jour venir sur la grande prairie verdoyante.
Pour la journée le temps serait beau assurément. Le soleil paru, encore emmitouflé de ses brumes nocturnes.
Elle étira ses membres que le sommeil avait rendus gourds. Elle avait faim et soif aussi.
Elle inspecta autour de son refuge, s'attendant a voir les autres, encore endormis ou s'ébrouant dans le frais petit jour.
Du côté du village caché par la distance, elle crut voir une silhouette encore indistincte, très loin mais qui s'approchait, venant dans sa direction. En se levant elle vit mieux les alentours. Personne !
Etrange tout de même...Où étaient-ils tous-tes ? Un pressentiment l'assaillit : abandonnée !
C'était cela, laissée seule sur leur lieu de repos nocturne, leur choix d'hier soir...
Pas encore en couple elle devait dormir seule, selon une coutume depuis longtemps établie. Mais pourquoi la perdre ainsi ? Voulait-on l'égarer à dessein, faire d'elle une paria ? Peut-être à cause de sa couleur...
Qu'y pouvait elle ?
Etre noire à sa naissance et voilà tout !
Dans les débuts, avec ses camarades d'âge, il ne se passa rien de notable. Ils/elles jouaient sans contraintes. Assez récemment les choses changèrent, lentement, et précisément depuis qu'elle était cycliquement processuelle...Ses amies blanches lui firent comprendre qu'elle devait s'écarter de leur groupe mixte...Elles ne voulaient plus d'elle la trouvant trop précoce...
Mais l'abandonner nuitamment, tout de même, voilà une méchanceté délibérée !
Elle regarda à nouveau vers l'invisible village et comprit qui venait vers elle, la démarche lourde de celui qui porte un fardeau bien trop conséquent...
L'inconnu vint jusqu'à elle, s'arrêta et fit une chose curieuse, inhabituelle : il s'ébroua, se secoua comme le font les chiens qui sortent de l'eau.
En quelques secondes sa façon de se tenir changea, il sembla plus léger, plus alerte, en accord avec son âge et redressant son cimier conquérant.
L'inconnu parla :
"Bonjour, j'arrive du village d'où "ils" m'ont chassé très tôt dans la nuit noire, sans lune...Mon nom est Bouc et toi ?"
"Moi ? Eh bien depuis ma naissance on m'appelle Noire...Mais depuis ce matin..."
Bouc, charmeur, déclara : " Moi je te trouve très belle Noire avec ta fourrure astrakhane."
Elle rosit de plaisir (ce qui ne pouvait se voir évidemment) baissa ses longs cils et posa la seule question qui lui parut importante sur l'instant:
"Pourquoi t'es tu ébroué si fort à l'instant ? Dis moi..."
"Eh bien, vois-tu, les villageois, supertitieux comme ils sont, ont écouté les paroles folles d'un faux prophète itinérant. Il les a traités d'impies luxurieux, adeptes d'un culte déviant, d'être des fornicateurs comme ceux de Gomohrre et aussi d'être disciples de Loth, Et en te voyant j'ai compris :
Tu m'es destinée Noire , comprends tu cela ?"
"Euh...non pas trop Bouc je suis encore bien jeune pour comprendre... Mais dis, que t'ont-ils fait à toi ? Et pourquoi ? Et comment ?"
" Le prophète aliéné a promis, à ces ahuris-es, pardon et paix céleste s'ils désignaient, parmi eux, une victime expiatoire. Mais personne ne se désigna, seul le simplet du village faisait l'affaire, mais comprenant ce qui le menaçait il sauta sur un âne et parti dans le désert. Et ils sont venus me chercher, dans mon harem, apte à être chargé de tous leurs péchés de chair et autres. Le prédicateur réussit son tour de magie en me chargeant du tout ! En sortant du village je trouvai lourd mon fardeau, celui des villageois ... Et j'ai marché et je t'ai vue et tout a été limpide pour moi !
Et le croiras tu Noire ? Nous sommes un couple destiné à devenir célèbre..
Un Bouc émissaire et un(e) mouton noir(e) !
Deux parias rejeté-es
Dis veux tu m'épouser Noire ?"
"Oui...euh...non...enfin...peut-être...Car depuis ce matin, abandonnée ici par ces ovins obtus, je suis devenue Brebis égarée...plus vraiment mouton noir...Rejetée comme Toi Bouc.."
"Alors dis le moi Bouc : qui sommes nous ? d'où venons nous ? où allons nous ?"
—D’où je viens ?
Mais Noire ,je te l’ai déjà dit : d’un village voisin du tien.
J’ai traversé ton village ; je n’ai pas aimé ses maisons noires sans fenêtres . Mon village est plus accueillant mais je n’y retournerai jamais maintenant qu’un gourou-serpent y a tout envenimé .
— Où allons-nous? Tout dépendra de ta réponse à ma question : Veux-tu m’épouser ?
Noire se remettait à peine de son abandon par celles qu’elle croyait être de vraies amies , mais , brûlant de curiosité , elle posa à son tour une question à Bouc :
— Dis-moi Bouc , tout à l’heure tu as parlé de ton harem :qu’est-ce que c’est un harem ?
Bouc s’ébroua comme pour chasser des mouches et lui répondit :
— Personne ne t’a encore dit que dans notre pays un homme à le droit de vivre avec plusieurs femmes dès qu’il peut les nourrir ? C’est ça avoir un harem .
Rassure-toi , jamais je ne retournerai y vivre; Que mon harem se débrouille sans moi : elles ne m’ont pas soutenu lors de mon affaire avec le prédicateur ; au contraire , elles m’ont accablé . Pourquoi ? Je ne sais pas .À mes yeux , je ne leur avais causé aucun tort .
Noire hocha la tête . Elle objecta :
—Au fait , d’où sort ton nom Bouc : dans mon village , les boucs ont une réputation luxurieuse !
— Euh ! oui … c’est que j’avais du succès auprès des villageoises et les autres en étaient jaloux alors j’ai récolté ce surnom … qui m’est resté .
Noire était loin d’être une oie blanche : éclatant de rire , elle embrassa Bouc (sur les joues?)
Sur ce , elle dit :
— Dis donc Bouc ,tu ne sens pas bien bon . Te laves-tu quelquefois?
Ton nom ne vient-il pas plutôt de ton odeur … heu … forte !
Bouc répliqua :
—Si tu veux me laver , n’hésite pas , tiens , dans le ruisseau , juste à côté ….
Noire accepta aussitôt la proposition ….
Que va-t-il se passer ?
Que va décider Noire ?
En fait de ruisseau ,c’était un large fleuve qui passait par là .
En deux trois temps mouvements , les deux jouvenceaux se retrouvèrent tels Adam et Êve au jardin d’Eden .
Noire frotta avec des saponaires le dos de Bouc ; Bouc fit de même pour Noire.
Puis Bouc prouva à Noire que , dans son harem , le Kama-Soutra était une pratique courante ......
Noire apprécia les talents de Bouc.......
Après un court repos sur les rives , Bouc entreprit la construction d’un radeau : Noire et lui voulaient sans tarder voir du pays !
Bientôt , sous un soleil éclatant , les deux tourtereaux , entamaient leur navigation …
La navigation se passa sans encombre : dans le passage délicat des rapides, Bouc manoeuvra avec dextérité et réussit à éviter les écueils .
Noire se contentait de saluer au passage les paresseux qui batifolaient de branche en branche dans les arbres le long des rives .
Le fleuve s’élargit peu à peu ; des goélands , de plus en plus nombreux , les accompagnaient.;
Ils débarquèrent tout près d’un port .
Là , Ils aperçurent un vieux rafiot en partance .
Ils y coururent sans plus réfléchir
Le capitaine les accueillit avec un large sourire :
__ Si vous savez cuisiner , vous êtes les bienvenus à bord : notre cuistot vient de nous lâcher ; nous sommes sur le point de partir .
— C’est dans mes cordes dit Bouc
— C’est une de mes passions renchérit Noire
— Topez-là dit le loup de mer
Sans perdre un instant, Noire et Bouc sautèrent à bord . Pour tout bagage , ils avaient un petit sac marin vert .
Le rafiot quitte le port .
ils ne savent même pas où ils vont ….
C’est beau la jeunesse I
(J’aurais pu m’attarder à décrire les péripéties du périple sur le radeau , détailler le port ,le rafiot ,etc ; mais foin des descriptions , c’est pas mon rayon : si vous aimez cela ,et que ça vous manque , allez du côté de l’île au trésor )
Tchao !
Le premier jour ,sur le rafiot , Noire se sentait mal .... et changeait de couleur ......
— C’est les odeurs de la cambuse pensa-t-elle
—Ça va passer , Noire , c’est que tu as le mal de mer!
—Kesako ? Wha , je vais vomir.
—C’est ça ,vomis , et tu iras mieux après .
Noire s’adapta vite : s’occuper de tous les repas lui faisait oublier le tangage , et comme Bouc était aux petits soins pour sa belle …..
Le capitaine n’était pas méchant mais il picolait beaucoup trop (et l’équipage n’était pas en reste) .
Il arriva ce qu'il devait arriver : à l’approche d’une île des Caraïbes , le bateau heurta un récif et coula .
Le capitaine et tout l’équipage , qui cuvait son vin , se noyèrent .
Noire et Bouc eurent juste le temps de sauter à la mer .
La plage de l’île était proche , heureusement .
Noire but un peu la tasse mais Bouc l’aida : ils finirent par mettre les pieds sur la terre ferme .
Marchant sur la plage , ils virent un chat noir en train de chasser .
L’île serait-elle habitée ?
(Notez que Noire est devenue....Blanche après ce voyage sur la mer ...ah....! ah ....!)
Après toutes ces émotions Blanche-Noire et Bouc se reposèrent un long moment sous un palmier .Le chat noir , pas farouche , se laissa caresser par Blanche et bientôt ronronna à côté d’eux .
Une brise légère rafraîchit les deux naufragés .
Comme l’après-midi était avancé , Bouc monta sans tarder une cabane pour qu’ils puissent s’abriter la nuit prochaine .
Ensuite , ii partit ramasser des coquillages . Sur sa route ,il croisa une tortue qui venait de pondre quelques oeufs . En revenant ,chargé de sa récolte de fruits de mer , il trouva quelques noix de coco .
Il entendit alors un appel de Blanche / un homme barbu discutait avec elle ; cet homme ne manifestait aucune hostilité ; Bouc , d’abord inquiet, se sentit rassuré.
L’homme , quelle chance , parlait la même langue qu’eux : lui aussi était naufragé . Il n’était pas seul .Il faisait partie d’une petite communauté , rescapée d’un naufrage , vieux de quelques années.
Il proposa à Bouc et à Blanche de les héberger dans le hameau de la communauté proche d’ici .Bouc et Blanche déclinèrent l’offre de l’inconnu : ils avaient besoin de retrouver leurs esprits après tous les événements de la journée .
L’homme n’insista pas , il leur dit « à bientôt « et s’éloigna , accompagné du chat noir .
Heureux de se retrouver seuls , Blanche et Bouc dévorèrent les fruits de mer , burent avidement le lait de coco . Bouc réussit à allumer un feu ; Blanche souriait , dit qu’elle pensait à l’histoire de Paul et Virginie que sa grand-mère aimait lui raconter ….
Ils s’endormirent rapidement , blottis l’un contre l’autre .
Que d’émotions , que d’aventures depuis leur rencontre .
— Tu sais , tu as changé de couleur , mais je t’aime toujours autant . Acceptes - tu maintenant de m’épouser ?
— À quoi bon le mariage maintenant qu’on est sur cette île , nous verrons plus tard . Cependant , je t’annonce que j’attends un enfant : ce n’était pas le mal de mer , vois-tu , c’était le mal de mère .
Bouc la serra contre lui , l’embrassa gentiment — Quelle bonne nouvelle ! Il va falloir que je retrousse mes manches désormais !
Voilà , je vais laisser désormais les deux tourtereaux vivre leur vie dans l’île
—Vont-ils tisser sans tarder une relation avec la communauté voisine ?
Ont-ils d’autres choix que celui-là ?
Leur situation , précaire , va se compliquer avec la naissance prochaine de leur enfant : faisons confiance à la vie .
Que chacun imagine , à sa guise , une suite à l’histoire : je préfère la laisser ouverte .
FIN
P.S. Je peux dévoiler quand même que l’île n’est pas située aux Caraïbes .
Leur île est l’île UPOLU , île principale des SAMOA .
UPOLU est l’île dans laquelle Robert-Louis Stevenson , auteur de l’île au trésor , passa les quatre dernières années de sa vie , et où se trouve sa tombe .
Cette tombe se trouve au sommet du mont Vaea , selon le désir de Stevenson.
Commentaires 1
Merci à elle :
Frédérique a imaginé une suite à l'histoire : à l'adresse ci-dessous
en cliquant sur la ligne ci-dessous , hop, le billet ets là)
http://encrier87.fr/index.php?post/...