Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Zéno Bianu Rencontre avec Zéno Bianu ( 1950 - ) : Le monde est un arbre

Écoutez Zéno Bianu

Le monde est un arbre

Un arbre dressé

qui regarde les veines du ciel

un arbre perdu

qui pousse au centre du monde

un arbre éperdu

qui se couche lentement sur le lit du vent


le monde est un arbre

le monde est un arbre

et nous sommes les feuilles

de ses branches


c'est l'arbre étoilé d'anges

qui vit un jour

le tout jeune William Blake

au milieu d'un champ


c'est l'arbre qui depuis toujours

regarde les amants

par la fenêtre des chambres d'hôtel

les regarde

les abrite

et les protège


c'est le chêne dans la neige

définitif

de Caspar David Friedrich

un arbre état d'âme

un arbre

d'une tendresse convulsive

qui s'agrippe doucement

aux artères


le monde est un arbre

et nous sommes les feuilles

de ses branches

nous feuillons infiniment


c'est cet olivier mystérieux que croisa

Rilke

un soir de 1911

dans le jardin du château de Duino

cet olivier

qui lui transmit un sentiment

le sentiment absolu

l'impression

d'avoir traversé la nature pour en sortir de l'autre côté


arbre de cœur arbre de vie


ce sont les arbres-poumons d'Amazonie

qu'il faut défendre pour l'éternité


ce sont

avant tout et à jamais

les oliviers de Giotto

oliviers bienveillants

frères arbres

attentifs à la descente du bleu

dans l'esprit de saint François


attentifs à la descente

pour mieux s'élever

descendre

au plus profond des racines

pour atteindre le fond du ciel


le monde est un arbre

et nous sommes les feuilles

de ses branches

nous feuillons infiniment

entre splendeur et souffrance


je n'y suis pour personne

dit l'arbre nu d'Emily Dickinson

chaque arbre est un dessin d'herbier

lui répond Sylvia Plath


chaque arbre

ouvre à la plus haute qualité d'attention

chaque arbre dit

son infinie révérence

à tout ce qui est

chaque arbre écoute

notre éclosion


arbre de cœur arbre de vie

chemin de veine en paradis


c'est l'amandier toujours fleuri

l'ultime tableau de Bonnard

qui nous souffle l'ostinato

de sa pulsation

afin que nous refleurissions

sans relâche et sans fin

en arbre de vie vivante


le monde est un arbre

et nous feuillons infiniment

entre la nuit et le jour


nous sommes les bourgeons d'un même arbre

répète Nietzche

d'un arbre qui habite trop près

du siège des nuages

d'un arbre

qui attend le premier coup de foudre

d'un arbre qui sait

qu'il en est de l'homme comme de l'arbre

racines enfoncées dans l'abîme

branches happées vers le plus haut


arbre du ciel axe des nuits

chemin d'éveil en infini


ce sont les peupliers qui vibraient

scintillaient

comme nacre sous ta fenêtre

frémissaient

vaguelettes de mercure sur l'eau

quand tu m'appelais chaque samedi


peupliers

compagnons de haute mélancolie

pour un frisson de vert

pour un frisson de bleu

pourvu que le souffle soit là

pourvu que le frisson frissonne

pourvu que le silence chante


arbres

qui habitez les haikus

je vous écoute

j'écoute votre sève de silence


et Ryokan m'émerveille

le monde

est devenu

un cerisier en fleur


et Shiki me murmure

sur un seul arbre

dans la plaine immense

les cigales s'attroupent


et Issa m'enseigne

prépare-toi à la mort

prépare-toi

bruissent les cerisiers en fleur


le monde est un arbre

et nous feuillons infiniment

entre la mort et la vie


nous feuillons

comme le grand arbre blanc

de Bernard Noël

par lequel

nous voici verticaux sous l'étoile


nous feuillons et nous voyons

Michaux

qui vit un arbre

dans un oiseau


nous feuillons

passage à la mort

passage à la vie

passage par l'arbre-seul d'André Velter

passage à la racine

passage à la fleur

serons-nous morts

serons-nous vivants


nous feuillons

au diapason des infinis

nous feuillons et soudain nous comprenons

oui nous comprenons Novalis

qui perçoit la nature comme un arbre

dont nous sommes

les boutons de fleurs

qui voit l'arbre

comme flamme fleurissante

et l'homme

comme flamme parlante


et Artaud nous bouleverse encore

qui évoque

un arbre au centre du vent

un arbre

forêt sombre d'appels

qui mange le cœur de la nuit


et voici Césaire devenu arbre

à force de regarder les arbres

devenu bel arbre immense

arbre-athlète

mouillé de toutes les pluies

devenu arbre

dont les longs pieds creusent le sol

de hautes villes d'ossements


le monde est un arbre

arbre dressé jusqu'à l'esprit

chemin de sève où tout s'inscrit

arbre d'automne dans l'air qui bouge

de Schiele

idéogramme de souffrance absolue

pulsant vers le haut

toujours vers le haut


arbres noués en tourments

de Soutine

arbres en autoportraits de nerfs

griffonnés par Wols


clairières d’humains

d’encore humains

de malgré tout humains

tirés vers le haut par Giacometti


peupliers de Paul Celan

tendant leurs mille bras à travers les eaux

pour ne plus jamais brûler


arbre d'étoiles recueillies

chemin de cœur chemin de vie


chemin que prennent sans répit

les cyprès de Vincent van Gogh

en poussières d'étoiles

cyprès galaxies

eaux vives de l'instant

émergeant toujours du présent

cyprès foudroyants

hors du mesurable

énergie pure

discontinuité créatrice

vision d'une vie enfin complète


le monde est un arbre

et nous sommes les feuilles

de ses branches


un arbre dressé

qui regarde les veines du ciel

un arbre perdu

qui pousse au centre de lu monde

un arbre éperdu

qui se couche lentement sur le lit du vent.

Zéno Bianu, Le désespoir n’existe pas , Gallimard – Col. Blanche, p.85 à 93

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Èvoquant les poèmes du livre Le désespoir n’existe pas , Antoine EMAZ écrit (sur le site POEZIBAO) :

"Certains poèmes sont construits comme une galerie de portraits d’amis, ou une procession de fantômes proches : Ci-gît (Artaud, Chet Baker, Jack Kerouac, Yves Klein, Marilyn Monroe, Jackson Pollock) ; Bleu d’alcool (E. Dickinson, S. Plath, B. Fondane, K. Ferrier, E. Dolphy, N. de Staël, B. Kaufman…).

De même pour le long poème Le monde est un arbre (p. 85 à 93).

Si Bianu fait circuler toutes ces figures dans ses poèmes, ce n’est pas par jeu culturel ou pédantisme, c’est pour ce que ces artistes ont tenté d’atteindre dans leurs œuvres : dépasser les limites et ouvrir sur un autre espace-temps, proprement magique."