Écoutez Alain Cuny
Les regrets de le belle Haumière
Advis m'est que j'oy regretter
La belle qui fut hëaulmière,
Soi jeune fille souhaiter
Et parler en telle manière : «
Ha ! vieillesse félonne et fière,
Pourquoi m'as si tôt abattue?
Qui me tient, qui, que me fière
Et qu'à ce coup je ne me tue?
« Tollu m'as la haute franchise
Que beauté m'avait ordonné
Sur clercs, marchands et gens d'Eglise :
Car lors il n'était homme né
Qui tout le sien ne m'eût donné,
Quoi qu'il en fût des repentailles,
Mais que lui eusse abandonné
Ce que refusent truandailles.
« A maint homme l'ai refusé,
Qui n'était à moi grand sagesse,
Pour l'amour d'un garçon rusé,
Auquel j'en fis grande largesse.
A qui que je fisse finesse,
Par mon âme, je l'aimais bien.
Or ne me faisait que rudesse,
Et ne m'aimait que pour le mien
« Jà ne me sceut tant detrayner,
Fouller au piedz, que ne l’amasse,
Et m’eust-il faict les rains trayner,
S’il m’eust dit que je le baisasse
Et que tous mes maux oubliasse ;
Le glouton, de mal entaché,
M’embrassoit… J’en suis bien plus grasse !
Que m’en reste-il ? Honte et peché.
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« Or est-il mort, passé trente ans,
Et je remains, vieille, chenue.
Quand je pense, hélas! au bon temps,
Quelle fus, quelle devenue ;
Quand me regarde toute nue,
Et je me vois si très changée,
Pauvre, sèche, maigre, menue,
Je suis presque toute enragée.
« Qu'est devenu ce front poli,
Ces cheveux blonds, sourcils voutis,
Grand entroeil, le regard joli,
Dont je prenais les plus soutis;
Ce beau nez droit, grand ni petis,
Ces petites jointes oreilles,
Menton fourchu, clair vis traictis,
Et ces belles lèvres vermeilles?
« Ces gentes espaules menues,
Ces bras longs et ces mains tretisses ;
Petitz tetons, hanches charnues,
Eslevées, propres, faictisses
A tenir amoureuses lysses ;
Ces larges reins, ce sadinet,
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedans son joly jardinet ?
« Le front ridé, les cheveulx gris,
Les sourcilz cheuz, les yeulx estainctz,
Qui faisoient regars et ris,
Dont maintz marchans furent atteints ;
Nez courbé, de beaulté lointains ;
Oreilles pendans et moussues ;
Le vis pally, mort et distincts ;
Menton froncé, lèvres peaussues :
« C’est d’humaine beauté l’issues !
Les bras courts et les mains contraictes,
Les espaulles toutes bossues ;
Mammelles, quoy ! toutes retraites ;
Telles les hanches que les tettes.
Du sadinet, fy ! Quant des cuysses,
Cuysses ne sont plus, mais cuyssettes
Grivelées comme saulcisses.
« Ainsi le bon temps regrettons
Entre nous, pauvres vieilles sottes,
Assises bas, à croppetons,
Tout en un tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tôt allumées, tôt éteintes;
Et jadis fûmes si mignottes !
Ainsi en prend à maints et maintes. »