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Ossip Mandelstam Rencontre avec Ossip Mandelstam : Je me suis lavé, de nuit, dans la cour

Je me suis lavé, de nuit, dans la cour,


Le ciel brillait d'étoiles grossières.


Leur lueur est comme du sel sur la hache,

Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit.



Le verrou est tiré sur le portail


Et la terre, en conscience, est rude.

  
De trame plus pure que la vérité

  De cette toile fraîche, on n'en trouvera pas.


Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel


Et l'eau glacée se fait plus noire,

  
Plus pure la mort, plus salé le malheur,

Et la terre plus vraie et redoutable.


 
                        1921

Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 47 de Simple promesse, édition La Dogana.

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Commentaire de Philippe Jaccottet :

«Je me suis lavé, de nuit, dans la cour : je trouvais dans ce peu de mots, d'abord, le précipité poétique de choses réelles, appartenant au monde extérieur, un tonneau, une porte avec son verrou, du sel, une hache, de la toile (et peu importait qu'elles ne fussent pas nécessairement sur le même plan) ; avec cela, ces autres choses visibles, plus vastes, mais usées par l'exploitation lyrique au point d'être devenues presque imprononçables : l'eau, la nuit, le ciel, les étoiles, la terre. Et ces choses vastes reprenaient vigueur et vérité à la fois parce qu'elles se rattachaient aux premières, plus modestes, domestiques, particulières, et parce qu'elles étaient éprouvées et énoncées "en conscience" dans toute leur rudesse ; l'eau noire et glacée, les étoiles grossières, la terre rude"..."Nul apaisement, nulle harmonisation des contraires à la fin ; pas davantage de ces fortissimos ou pianissimos finals qui leurrent l'oreille et l'esprit. Au contraire, une dureté accrue, comme si le monde était devenu de pierre noire, sols, murs et toit, mais aussi de la matière la plus intègre. Oui, j'ai éprouvé ce poème comme un bloc de nuit, dur, froid, mais en même temps cette dureté, ce froid sont un baptême brutal, ce noir est beau comme un morceau de charbon, le malheur même, la mort ont une force de présence, une compacité que je ressens ici comme belles, pleinement approuvées par le cœur ».

Commentaires 2

  • Gromptigris

    "Le poème de Mandelstam, de 1921, qui commence par le vers: "Je me suis lavé, de nuit, dans la cour" (ou tout simplement "dehors"), représente à mes yeux un modèle de poésie à opposer à presque toute celle qui s'écrit aujourd'hui... Réconciliant le proche et le lointain à partir des choses les plus simples, rude sans être crispé, douloureux mais sobre. D'ailleurs, aucun poète ne m'a donné le sentiment de la "grande" poésie comme Mandelstam, même à travers des traductions que l'on devine de valeur très inégale" (Ph. JACCOTTET, Carnets 1968-1979, La Pléiade, p. 640-641)

  • encrier

    Merci pour cet extrait intéressant des carnets de Ph.Jaccottet : j’ai eu la curiosité de le retrouver dans le livre de La Pléiade et je le reproduis intégralement ci-dessous

    "Le poème de Mandelstam, de 1921, qui commence par le vers: "Je me suis lavé, de nuit, dans la cour" (ou simplement "dehors"), représente à mes yeux un modèle de poésie à opposer à presque toute celle qui s'écrit aujourd'hui( et malheureusement à mes propres essais, si irrémédiablement éloignés de ce que je voudrais et que j’admire, précisément, en un tel poème). Réconciliant le proche et le lointain à partir des choses les plus simples, rude sans être crispé, douloureux mais sobre. D'ailleurs, aucun poète depuis des années ne m'a donné le sentiment de la "grande" poésie comme Mandelstam, même à travers des traductions que l'on devine de valeur très inégale"
    (Ph. JACCOTTET, Carnets 1968-1979, La Pléiade, p. 640-641)

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