L’ écriture musicale caresse l’oeil tout autant que la musique caresse l’oreille . Les mouchetures noires de la gamme pianistique se faufilent , grimpent et dégringolent comme des petits allumeurs de réverbères . chaque mesure est un esquif chargé de raisins secs et de raisin noir .
La page d’une partition , c’est d’abord la disposition de combat d’une flottille de voiliers ; c’est aussi le plan du naufrage de la nuit ordonnée en noyaux de prunes .
Les chutes concertantes vertigineuses des mazurkas de Chopin , les larges escaliers à clochettes des études de Liszt , les jardins suspendus ornés de massifs , vacillant sur cinq fils de fer , de Mozart n’ont rien de commun avec les buissons nains de Beethoven .
Les villes-mirages des signes musicaux se dressent comme des nichoirs d’étourneaux dans la poix bouillante .
La vigne musicale de Schubert est toujours becquetée jusqu’aux pépins et fouettée par la tempête .
Lorsque des centaines de lutins allumeurs de réverbères se précipitent dans les rues , armés de petites échelles , pour suspendre des bémols aux crochets rouillés , consolider la girouette des dièses , enlever des enseignes entières de mesures efflanquées - c’est pour sûr Beethoven ; mais lorsque la cavalerie des croches et des doubles croches en soutane de papiers se précipite à l’attaque en arborant insignes équestres et étendards - c’est encore du Beethoven .
Une page de partition , c’est une révolution dans une vieille ville allemande .
Des enfants à grosse tête . Des étourneaux . On dételle la calèche du prince . Des joueurs d’échecs sortent en courant des cafés , brandissant reines et pions .
Voici des tortues qui , leur tendre tête étirée , font la course : c’est Handel.
Mais combien sont martiales les partitions de Bach - ces fantastiques festons de champignons séchés .
Or dans la rue des Jardins , près de l’église de l’Intercession , il y a une tour de guet . En janvier , les jours de grand froid , elle fait des lancers de ballons pareils à des grains de raisin , pour le rassemblement des unités . C’est non loin de là que j’ai appris la musique . On me posait la main sur le clavier selon le système de Leszeticki .
Que le paresseux Schumann suspende ses notes comme du linge à sécher tandis qu’en bas passent des Italiens faisant les fiers; que les passages les plus difficiles de Liszt , brandissant leurs béquilles , fassent des va-et-vient en traînant l’échelle de secours .
Le piano est un fauve de chambre , intelligent et bon , à la chair de bois filandreuse ,aux tendons dorés et aux os toujours enflammés . Nous le protégions des refroidissements , le nourrissions de sonatines légères comme des asperges .
Ossip Mandelstam, Le Timbre égyptien
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"Le timbre égyptien" de Ossip Mandelstam a été édité en 1995 chez Actes Sud , récit traduit du russe par Eveline Amoursky . Le texte ci-dessus s'y trouve p.50-51-52 .