LE SIÈCLE
Mon siècle, ô fauve, qui saura
Plonger les yeux dans tes prunelles,
Avec son sang qui collera
Les vertèbres des temps entre elles ?
Prêt à bâtir, le sang jaillit
En torrent des choses terrestres,
Le dos seulement a frémi
Au seuil même des jours qui naissent.
Tant qu’elle vit, la créature
Doit porter l’épine dorsale,
Et sur la vague, à l’aventure,
Va l’échine comme une voile.
Siècle de cette jeune terre
Au tendre cartilage, ainsi
L’agneau sacrifié, comme hier,
C’est le sinciput de la vie.
Pour entamer un monde neuf,
à l’époque porter secours,
Il faudrait qu’une flûte à l’oeuvre
Vienne relier les noeuds des jours.
La vague, voyez-la frémir
D’angoisse humaine au gré du siècle,
Et la vipère aussi respire
Dans l’herbe au rythme d’or du siècle.
Les bourgeons vont encore s’enfler,
Les pousses jaillir comme seigles,
Mais tu as l’échine brisée,
Mon beau, mon pitoyable siècle.
Faible et cruel en même temps,
Comme un fauve souple autrefois,
Tu regardes stupidement
Les empreintes laissées par toi.
Ossip Mandelstam, 1923 -Traduit par Henri Abril
Dans : Ossip Mandelstam Poèmes collection bilingue Editions Librairie du Globe, 1992