Association Encrier - Poésies

Ossip Mandelstam Rencontre avec Ossip Mandelstam : Le siècle

Le siècle

"Siècle mien, bête mienne, qui saura

Plonger les yeux dans tes prunelles

Et coller de son sang

Les vertèbres de deux époques ?

Le sang-bâtisseur à flots

Dégorge des choses terrestres.

Le vertébreur frémit à peine

Au seuil des jours nouveaux.


Tant qu'elle vit la créature

Doit s'échiner jusqu'au bout

Et la vague joue

De l'invisible vertébration.

Comme le tendre cartilage d'un enfant

Est le siècle dernier-né de la terre.

En sacrifice une fois encore, comme l'agneau,

Est offert le sinciput de la vie.


Pour arracher le siècle à sa prison.

Pour commencer un monde nouveau,

Les genoux des jours noueux

Il faut que la flûte les unisse.

C'est le siècle sinon qui agite la vague

Selon la tristesse humaine,

Et dans l'herbe respire la vipère

Au rythme d'or du siècle.


Une fois encore les bourgeons vont gonfler

La pousse verte va jaillir,

Mais ta vertèbre est brisée,

Mon pauvre et beau siècle !

Et avec un sourire insensé

Tu regardes en arrière, cruel et faible,

Comme agile autrefois une bête

Les traces de ses propres pas."


Le Siècle d'Ossip Mandelstam (1923), traduit par Cécile Winter et Alain Badiou et publié dans Le Siècle d'Alain Badiou, Editions du Seuil, 2005, pp. 26-27. Mandelstam a été arrêté en 1934 après avoir écrit un poème jugé irrespectueux sur Staline. Après avoir été assigné à résidence, il meurt en chemin vers les camps de la Kolyma suite aux purges de 1937.