Réédition du billet du 14 mai 2018
Danse pour une divinité des montagnes, pèlerinage de Quyllurit’i (Pérou), 1986 Photo de A.Molinié-1986
Lire l'article passionnant de Antoinette Molinié : La transfiguration eucharistique d’un glacier : une construction andine de la Fête-Dieu : ICI
Extraits de l'article de Antoinette Molinié
Mythe d’origine du pèlerinage.
Dans un hameau de la région, le petit Mariano Mayta est envoyé par son père garder son troupeau d’alpacas au pied du Sinakara qui domine le centre actuel du pèlerinage. L’enfant rencontre le petit Manuel, un enfant blanc dont il devient l’ami. Depuis lors, les animaux se multiplient mystérieusement. Pour récompenser les enfants, les parents de Mariano décident de leur offrir des vêtements neufs (les dons de tissus sont caractéristiques des échanges de réciprocité chez les Andins). Mais ils n’en trouvent pas d’aussi beaux que ceux que porte le jeune Manuel : ils ressemblent en effet à ceux que les saints portent dans les églises.
Alerté par cet étrange événement, l’évêque de Cuzco ordonne une enquête sur place. Des prêtres partent à la recherche des enfants. Au moment où ils s’approchent de Manuel, ils sont aveuglés par une lumière blanche resplendissante (qoyllu). Quand ils tentent de saisir ce mystérieux enfant, ils trouvent à sa place un Christ crucifié devant lequel ils tombent à genoux. Mariano croit qu’on vient de tuer son ami et meurt d’émotion. Il est enterré sous le rocher d’où émanait la lumière fulgurante, et qui porte aujourd’hui la fresque du Christ.
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12 Le sanctuaire de Qoyllurit’i est situé sous un glacier à cinq mille deux cents mètres d’altitude. Le circuit rituel mène les pèlerins jusqu’aux limites de l’altitude supportable. Les pics enneigés qui dominent le sanctuaire marquent les confins des hautes terres qui, au-delà, plongent dans la plaine amazonienne. Le lieu saint signale ainsi la frontière avec la forêt tropicale, et l’on peut voir dans ces rituels une manifestation de la religion préhispanique qui sacralisait souvent les lieux de transition.
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26 Quand on voit défiler sur les crêtes du Colquepunku puis entrer dans l’église, les uns derrière les autres, les ukuku portant des fragments de leur dieu-Glacier, comment ne pas songer à la file des communiants qui, devant l’autel, vont recevoir l’hostie des mains du prêtre ? Les deux substances, l’eau du dégel et le pain eucharistique, transfigurent le corps des célébrants. De plus, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de corps divins, blancs resplendissants, de glace ou de pain. Si les ukuku font leur quête du sanctuaire au glacier, les communiants dessinent un mouvement inverse, de l’extérieur à l’intérieur de l’église. À travers ces mouvements en file, homologues et inverses, danseurs et communiants, souvent alternativement les mêmes individus, s’approprient les corps de leurs dieux, du Glacier pour les uns, du Christ pour les autres.
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28 Le nom du Christ de Qoyllurit’i donne une première piste. Qoyllur est généralement traduit par « étoile » et rit’i par « glace ». On a pris en effet l’habitude à Cuzco de dire non pas Qoyllurit’i, mais Qoyllur Rit’i que l’on traduit par « Étoile de neige ». Or, cette traduction est erronée puisque le quechua inverse la position espagnole du nom et de l’adjectif, ce qui donnerait « Neige d’étoiles ». Par ailleurs, si qoyllur veut bien dire « étoile », qoyllu signifie « blanc immaculé et resplendissant ». Ce mot est utilisé en particulier pour désigner les alpacas blancs dont les bergers de haute altitude font un usage rituel6. Le nom du Christ vénéré dans le sanctuaire est donc « Glace blanche resplendissante ». Il fait référence au mythe d’origine du pèlerinage.
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31 Ce n’est pas tout. La quête des morceaux de glace est extrêmement dangereuse : les crevasses sont nombreuses et profondes et les danseurs sont sans défense dans l’exaltation mystique qui les transporte vers les sommets sacrés. De plus, ils se livrent à des batailles rituelles qui, ailleurs dans les Andes, sont célébrées régulièrement et doivent se conclure par la mort d’un combattant. Le plus souvent, le culte du Glacier se solde par quelques morts qui restent ensevelis à jamais dans les failles des rochers, dans le sein de leur dieu. On ne fait pas grand-chose pour sauver les blessés et l’on dit même que les victimes portent chance à leur communauté. Or, dans les batailles rituelles andines (tinku) que se livrent les moitiés d’une société dualiste, ces victimes représentent des sacrifices à la divinité de la Terre. Les ukuku sont traditionnellement divisés en deux groupes régionaux, l’un originaire de Paucartambo, l’autre de Quispicanchis. Ce sont bien ces moitiés qui se battent rituellement sur les pentes glacées du Colquepunku, donnant ainsi au glacier divinisé une dimension oblative qui rapproche l’action rituelle du sacrifice de la messe et plus particulièrement de l’Eucharistie. Ici comme dans d’autres régions des Andes où des batailles rituelles sont célébrées lors de la Fête-Dieu9, les pèlerins ont intégré, dans leur propre chair, le sacrifice humain qui est à la base de l’Eucharistie. Les victimes du Qoyllurit’i rappellent les sacrifices humains pratiqués par les Incas et à la fois font référence au sacrifice humain de Jésus-Christ. Ils contribuent ainsi à l’épiphanie de la double divinité Glacier/Eucharistie.
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33 S’il nous faut encore une preuve de la transfiguration eucharistique d’un dieu des montagnes, elle nous est apportée par les pèlerins sur le plateau de Tayankani le dernier jour du pèlerinage. Les danseurs ont marché toute la nuit sur des pentes glacées. Somptueusement vêtus, ils sont à présent face à l’Ausangate, le sommet le plus haut de la région, mais surtout le plus puissant. Quand l’aube s’annonce, les plus courageux dansent au rythme de chacune de leurs « nations ». La cacophonie, totale en cette lumière intermédiaire de l’aube, est celle des préhumains (ñawpa machu) qui ont précédé l’apparition du Soleil civilisateur des Incas. Quand l’astre surgit juste derrière le sommet de l’Ausangate, les danseurs se jettent à terre pour vénérer le créateur de l’humanité, la divinité des Incas. Comme nous sommes la veille du dimanche de la Fête-Dieu, le disque solaire au-dessus de l’Ausangate évoque le plus gigantesque et le plus sublime des ostensoirs. Sur la steppe de la cordillère où l’on a posé l’image sous verre du Christ de Tayankani, dans un délire de froid et d’épuisement, on assiste à la fusion de Apu Ausangate et du Saint-Sacrement, dans une séquence plus brève mais tout aussi saisissante que celle du Glacier Colquepunku. C’est à cette double divinité que s’adressent les prières murmurées sur le sol glacé de la cordillère et les danses frénétiques qu’illumine peu à peu le soleil en s’élevant au-dessus de l’Ausangate dont il se détache peu à peu.
Photo prise par Martin Champi en 1935