À cheval sur mon bouc barbu
CXXVII
À Paul Martignon.
À cheval sur mon bouc barbu
J’ai cueilli des roses dorées
Et mes chèvres noires ont bu
À des rivières ignorées.
J’ai vu sur les marais fumants
Le vent gonfler comme des voiles
Les ailes vastes des flamants
Qui s’envolaient vers les étoiles ;
J’ai vu, loin des jardins publics
Où s’endorment des paons moroses,
Sur les pointes des porcs-épics
Au printemps éclore des roses ;
Et dans le monde merveilleux
J’ai poursuivi mes promenades,
Mais aujourd’hui j’ai le cœur vieux
Et fendu comme les grenades.
Je rapporte pour tout butin
Des feuilles sèches dans ma poche ;
Et j’interroge mon destin
Sur le bouc noir que je chevauche.
Ah ! pourquoi donc ai-je quitté
Les coteaux bleus dans la lumière
Et les feuillages de l’été
Qui remuaient dans la rivière ?
Mes yeux sont las, mon arc rompu.
Où est cette aurore fleurie ?
Couché dans l’herbe, j’aurais pu
Rêver une si douce vie :
Laisser mûrir mes abricots,
Apprivoiser des escargots,
Bourrer ma pipe au frais champêtre,
En regardant les ânes paître,
Au torrent pêcher les goujons
Et les grenouilles dans les joncs,
Mener mes vaches à la foire,
À l’auberge, chanter et boire,
Cueillir les œufs au poulailler,
Lire des stances et bâiller,
Et sous mes troènes de Tarbe,
Loin des déserts et loin des flots,
Piquer des roses dans ma barbe…
Allons, tais-toi, cœur à sanglots,
Faiseur de lâches élégies,
Vas-tu pas maudire le temps
Qui souffle comme des bougies
Ton espérance et tes instants ?
Ne vas-tu pas sous la verdure
Nous dévider tes écheveaux
Et nous chanter que rien ne dure
Que le silence et les tombeaux ?
Marin, répare ta mâture,
La mer fait cabrer ses chevaux ;
Rien ne vaut la belle aventure
Et les espoirs toujours nouveaux.
Et nous, vieux bouc, partons encore !
Quel pays nous attend ce soir
Que l’espoir suscite et décore
Jetant des roses au ciel noir ?
Tristan Derême - La verdure dorée éditions Émile Paul 1922
Voilà un avis sur Tristan Derême :
Tristan Derême est tour à tour, dans une même strophe, parfois dans un même vers, espiègle et amer, cabriolant et profond, caustique et tendre. Une imagination aux mille caprices, d'une grâce infaillible, servie par une étonnante virtuosité, le drape dans un voile chatoyant, qui risque de le trop dissimuler pour un regard inattentif. Prenons garde qu'il déguise, sous les arabesques de sa fantaisie, tout aussi bien que d'autres sous le cristal de l'hermétisme, les élans d'un cœur déraisonnable, et les amertumes d'une raison désenchantée. Francis Carco, qui l'a bien connu, et sincèrement aimé, comparait sa poésie à « une guirlande de branches de rosiers et de cyprès si astucieusement entremêlés que les roses ont l'odeur du cyprès et que le rameau funèbre est en même temps une seule fleur. »
Béatrice Dussane, Page 160 de Des vers que je dis )