VOUS, LES MOTS
Vous les mots, allons, suivez-moi !
et quand même nous serions loin déjà,
trop loin allés, plus loin encore
et à n’en plus finir.
Ça ne s’éclaircit pas.
Le mot
derrière soi
entraînera seulement d’autres mots,
la phrase d’autres phrases.
Ainsi voudrait un monde,
définitivement,
s’imposer,
être dit.
Ne le dites pas.
Mots, suivez-moi,
que ne soit pas définitive
— non, cette soif de paroles
et dit sur contredit !
Faites un moment qu’à cette heure
ne parle aucun des sentiments,
que le muscle du coeur
s’exerce à autre chose.
Faites ainsi, ai-je dit.
Que rien à l’oreille suprême,
rien, dis-je, ne soit murmuré,
à la mort ne te souviens plus de rien,
allons, derrière moi, ni doux
ni amers,
pas réconfortants,
mais ne désignant pas
sans réconfort,
donc pas non plus sans signe —
Mais pas cela : dessin dans le tissu
de la poussière, vain roulement continu
de syllabes, mots expirants.
Pas un traître mot,
vous, les mots !
Ingeborg Bachmann, Poèmes, Traduit de l’allemand par François-René Daillie, Actes Sud, 1989, pp.161/162.