Ostende
C'est là que mon existence
Commença à tomber en déliquescence.
J'avais dix-neuf ans, je dormais
À l'Hôtel de Londres, sous les combles.
Le paquebot passait sous ma fenêtre.
Chaque nuit la ville s'abandonnait
Aux vagues.
J'avais dix-neuf ans, je jouais aux cartes
Avec les pêcheurs qui rentraient d'Islande.
Ils venaient du Grand Froid,
Les oreilles et les cils pleins de sel, et
Mordaient dans des quartiers
De porc cru.
Ah, le cliquetis des dés. En ce temps
De vogelpik et de poker, j'étais toujours gagnant.
Ensuite, à l'aube, j'allais longeant la cathédrale,
Cette chimère de pierre et de peur,
Longeant la digue déserte, le Kursaal.
Les cafés de nuit
Avec leur croupiers aux yeux caves,
Les banquiers ruinés,
Les Anglaises poitrinaires
Et montant de la nappe turquoise de la mer
Les cris cruels des mouettes.
"Entrez donc, monsieur le vent",
Crie gaiement un enfant
Et sur Ostende souffle un nuage
De sable venant de l'invisible vis à vis
La brumeuse Angleterre,
Et du Sahara.
Longeant les façades des pharmaciens qui viendaient
En ce temps là des condoms en murmurant,
Longeant l'estacade et les brise-lames,
La minque et ses monstres marins,
L'hippodrome où je cessai un dimanche
De gagner.
Dimanches qui allaient et venaient.
Nuits à l'Hôtel des Thermes
Où je m'effrayais de ses gémissements,
De ses soupirs, de son chant.
Sa voix continue à hanter mes Souvenirs
J'ai connu d'autres Îles, mers, déserts,
Istanbul ce château en Espagne,
Chieng-Maï et ses mines terrestres,
Zanzibar dans la chaleur de la cannelle,
La lente lenteur du Tage. Ils disparaissent
Sans cesse.
Plus nettement dans la lumière du Nord
Je vois le visage enfantin
Du Maître d'Ostende caché dans sa barbe.
Il était de cartilage,
Puis il fut de cire,
Aujourd'hui de bronze.
Le bronze où il sourit
À la pensée de sa jeunesse raide morte.
Hugo Claus (1929 -2008), écrivain flamand-Cruel Bonheur(traduit du néérlandais par Vincent Marnix, Castor Astral,1999)