A LA MÉMOIRE DE FEDIA DOBROVOLSKI
Nous continuons à vivre,
Nous lisons nos vers,
Nous contemplons les étoiles
sur la couverture des magazines,
nous épions nos amis
lorsqu’ils reviennent à travers la ville
dans le tramway tremblant et gelé,
Nous continuons à vivre.
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Parfois nous apercevons les arbres
qui
de leurs mains noires et nues
portent le fardeau sans fin du ciel
ou se rompent sous le poids des astres
et se perdent la nuit sur la terre des rêves.
Nous apercevons les arbres
renversés sur le sol,
nous continuons à vivre.
Et nous, avec qui tu parlas si souvent
de la peinture contemporaine,
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Et nous avec qui tu bus
de la bière
au coin de la Nevski,
nous ne parlons guère de toi,
et lorsque nous pensons à toi
nous commençons à nous plaindre,
à plaindre nos dos voûtés
notre cœur qui trébuche
et bafouille
dans la cage thoracique
dès le troisième étage,
et nous voyons le jour
où ce cœur va s’affoler
et l’un d’entre nous alors
ira s’étendre à huit kilomètres
à l’occident de ton corps,
laissant tomber ses livres
sur le trottoir d’asphalte sale
et de son dernier regard il verra
le mur fortuit d’une maison de pierre
les visages inquiets du hasard
un flocon de ciel,
pendu aux fils électriques,
de ce ciel
qui s’adosse aux arbres
et que nous apercevons parfois…
Joseph Brodsky
Traduit par Jean-Jacques Marie (Éditions du seuil)