Recueil d'anciennes poésies françaises, manuscrit de la fin du XIIIe siècle. (B.N., Arsenal.)
Le lai du chèvrefeuille
Tristan coupa une branche de coudrier
par le milieu et l’équarrit.
Quand il a préparé le bâton,
avec son couteau il écrit son nom .
Si la reine le remarque,
car souvent elle guettait un signe,
elle saura bien que le bâton
vient de son ami, quand elle le verra :
il lui était déjà arrivé
de l’apercevoir ainsi.
Voici le contenu du message
inscrit sur le bâton dont j'ai parlé:
longtemps que Tristan était resté à cet endroit,
y avait demeurée et avait attendu
pour guetter et pour trouver
un moyen de la voir,
car il ne pouvait vivre sans elle.
Il en était de tous deux
comme du chèvrefeuille
qui autour du coudrier s’accroche.
Quand il l’enlace et le saisit,
et qu'il s'est mis tout autour du tronc,
ils peuvent bien vivre ensemble ;
mais si quelqu'un s'avise ensuite de les séparer ,
le coudrier meurt rapidement
et le chèvrefeuille pareillement.
« Ma belle amie, ainsi en est-il de nous :
ni vous sans moi ni moi sans vous. »
Marie de France Seconde moitié du XIIe siècle
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Présentation de Françoise Vieillard, professeur à l'Ecole de Chartes , page 18 du livre Les plus beaux manuscrits des poètes français , Robert Laffont et BNF 1995 :
Voilà ce que nous livre d'elle la première femme écrivain de langue française : un prénom, un pays d’origine. Peu de choses donc, mais clairement affirmé ailleurs, la volonté d'être reconnue parmi les auteurs de son temps :
« Oez, seignur, que dit Marie/ ki en son temps pas ne s’oblie. »
Les trois œuvres qui lui sont attribuées, les Lais (entre 1160 et 1170?),les Fables (1167 -1189 ?) et le Purgatoire Saint Patrice( après 1189 ) permettent de dater son activité littéraire vers la fin du XIIe siècle et de l’enraciner dans le milieu culturel brillant de la cour d'Henri II Plantagenêt. Si, dans chacune de ses œuvres, elle se présente comme une traductrice ou adaptatrice : du latin en français pour le Purgatoire, du latin ou de l'anglais au français pour les Fables, de l'oral à l'écrit pour les Lais, qu'elle déclare avoir entendu (« des lais, k’oïl aveie »),c’est dans ces derniers que sa part de création poétique est la plus importante. En introduisant dans la jeune littérature française le lai (le mot est d'origine celtique et signifie d'abord chant) comme genre narratif, elle a grandement contribué à l'avènement de ce que l'on a appelé la matière de Bretagne : se mêlent en effet dans ses Lais la thématique du folklore universel (Peau d’Ane, le loup-garou, la Belle au bois dormant), des éléments de merveilleux proprement celtiques (la chasse au blanc cerf, le nef magique ) et la problématique amoureuse propre au monde courtois (la violation du secret, la « démesure »);
Le plus célèbre des lais est peut-être le Lai du chèvrefeuille parce que Marie y met en scène Tristan et Yseut grâce a un bâton de coudrier qu’enlace la tige d'un coudrier et dont Tristan se sert pour avertir Yseut de sa présence dans la forêt qu'elle traverse, les amants se retrouvent le temps d'une brève rencontre qui prélude à leur union définitive dans la mort.