Association Encrier - Poésies

Rencontre avec divers poètes Rencontre avec Marie de France : Le chien et la brebis

Marie écrivant des Fables

Écoutez Hervé Pierre

( Hervé Pierre est entré à la Comédie Française en 2007 et est sociétaire de la C.F. depuis 2011 ; il a annoncé le 15 janvier 2022 qu'il quitterait la C.F. fin 2022)

Le chien et la brebis

Un jour, un Chien, un fier menteur,


Mauvais, rusé, trompeur, tricheur,


Fit assigner une Brebis:


En justice il la traduisit


Pour, disait-il, avoir gardé


Un pain qu’il lui aurait prêté.


La Brebis, elle, niait tout,


Ne lui devant ni pain ni sou.


Le juge demanda au Chien


S’il pouvait produire un témoin,


Il lui dit qu’il en avait deux -


Le Milan et le Loup: c’est mieux…


Les voilà tous deux amenés,

Prêtant serment, ils ont juré

Que le Chien parlait sans mentir.


Savez-vous pourquoi ils le firent ?


Dans l’espoir d’être bien servis

Si la Brebis perdait la vie


Le juge, ainsi donc, demanda


A la Brebis qu’il convoqua


Pourquoi elle avait contesté


Qu’un pain lui eût été prêté :


Il n’était plus temps de mentir


Mais de rendre ou s’attendre au pire.


Pour rendre, n’ayant rien à rendre,


La Brebis dut sa laine vendre.


Il faisait froid : elle en est morte.


Le Chien s’en vient, sa laine emporte.


Vient le Milan, il veut sa part,


Puis vient le Loup, un peu plus tard:


La Brebis est mise en quartiers


Et chacun s’en prend sa moitié.


Ainsi a fini la Brebis:


Par son seigneur perdue, trahie.


Cet exemple entend nous montrer


(Et bien des cas puis-je en donner)


Comment par ruse et artifice


On traîne les pauvres en justice.


On fait venir de faux témoins


Qui sur les pauvres se paient bien.


Le malheur d’autrui, peu leur chaut:


Chacun a sa part du gâteau.

Marie de France -Traduction du texte original(voir ci-dessous) par Françoise Morvan

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Dou Chien et d’une berbis (
dans l’oïl   franco-normand de Marie de France)

Or cunte d’un Chien mentéour


De meintes guises trichéour,


Qui une Berbis emplèda


Devant Justise l’amena.


Se li ad un Pain démandei


K’il li aveit, ce dist, prestei;


La Berbiz tut le dénoia


E dit que nus ne li presta.


Li Juges au Kien demanda


Se il de ce nus tesmoins a


Il li respunt k’il en ad deus,


C’est li Escufles è li Leus.


Cist furent avant amenei,


Par sèrement unt afermei


Ke ce fu voirs que li Chiens dist:


Savez pur-coi chascuns le fist,


Que il en atendoient partie


Se la Berbis perdeit la vie.


Li Jugièrres dunc demanda


A la Berbis k’il apela,


Pur coi out le Pain renoié


Ke li Chienz li aveit baillié,
Menti aveit pur poi de pris


Or li rendist ainz qu’il fust pis.


La Chative n’en pot dune rendre


Se li convint sa leine vendre,


Ivers esteit, de froit fu morte,


Li Chiens vient, sa part enporte


È li Escoffles d’autre par;


E puis li Leus, cui trop fu tard


Ke la char entre aus detreite


Car de viande aveient sofreite.


È la Berbiz plus ne vesqui


E ses Sires le tout perdi.


Cest essample vus voil mustrer,


De meins Humes le puis pruver


Ki par mentir è par trichier,


Funt les Povres suvent plédier.


Faus tesmoignages avant traient,


De l’avoir as Povres les paient;


Ne leur chaut que li Las deviengne,


Mais que chascuns sa part en tiengne.

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Présentation des Fables de Marie de France sur France Culture :

De Marie de France, la première poétesse française, on ne sait rien sinon qu’elle vivait en Angleterre au XIIe siècle, sans doute à la cour du roi Henri II.

Elle traduisit les *lais * des anciens bretons, faisant de ces poèmes des chefs d’œuvre de grâce et de finesse, puis donna le premier recueil de fables en langue française, un recueil qui connut un succès prodigieux au Moyen Âge, comme en témoigne le nombre et la beauté des manuscrits conservés. Françoise Morvan, qui a aussi traduit les Lais , restitue la prosodie de ces fables tout en conservant de l’ancien français ce qui nous est encore accessible, afin de rendre vie à ce trésor du patrimoine européen qui resta oublié pendant des siècles : La Fontaine lui-même ignorait l’existence de ces cent trois fables, pour bon nombre d’entre elles d’origine inconnue, offrant tout un domaine à explorer.