Hirondil hirondelle
Écoutez
Où jadis une maison s'élevait
s'élève maintenant une montagne
Où jadis une montagne s'élevait
s'élève maintenant une étoile
Les daffodils jouent un concert pour cor et orchestre
stridulent distinctement dans la nuit
forgent une tempête
éclatent de rire
et s'endorment dans les yeux des daffodelles
Le tout viole le néant
le tout distribue quelques planètes
le tout gobe des océans d'air frais
et disparaît à l'ouest
sans laisser trace
Et voilà ô noces chimiques
où jadis une étoile s'élevait
hirondil hirondelle s'élèvent maintenant
oiseau de nos jours
la promise du jour
Écoutez
Chaque fois que des titanils circulent dans la bâtisse nommée monde
qu'ils frappent le sol en cadence
et trépignent d'un rythme régulier et lent
qu'ils font frémir la terre et les mers préliminaires
que fait hirondil
Il dessine une image du monde sur les parois vides du monde
il serre les poings il frappe son front
et chuchote d'un ton moqueur
ô titanils ô titanelles
Les daffodils que font-ils
ils font le signe de l'accent circonflexe
ils troussent leurs robes et blablatent d'exquises sottises
c'est alors que
mamamelle la surmère par pur caprice met au monde
un enfant de dix-neuf ans et dix-neuf mètres de haut
elle le nomme mon fils immonde
acéphale itiphalle
surnain d'iniquité
Mais voici que l'hiver s'installe dans l'image du monde
la neige se casse sur le sol avec fracas
les éclats se dissolvent en ténèbres
que le trépignement des titans se fait très audible
plein de taureau plein de rage plein de mais et changement
qu'ils font cliqueter leurs rapières avec emphase
dans l'estocade avec verges et tringles et tierces
jusqu'au fond dans les corps des vivants
quand en outre ils piquent le soleil par derrière et par devant
en plein dans le visage
de façon que vienne la félicité
la lune roule à tes pieds
ô titanils ô titanelles
Et quand de nouveau ils versent leurs pluies et leurs briques
sur l'Europe
la Kafkasie et la Kafkamérique
au lieu de joyeux compagnons d'amour et réjouissances
et que leurs têtes comme il sied deviennent pierres
leurs disgressions jaune-moutarde très claires
leurs échines caniculaires
et que leurs plumes deviennent dures comme cuir
que fait hirondil
il saisit par leurs queues de rats les titans les durs à cuire
et d'un geste leur indique la route
hirondelle que fait-elle
elle transporte le soyeux arc-en-ciel dans la rue à côté
l'y érige le renverse
puis elle revient à sa place et se jette à la renverse
Les daffodils que font-ils
stupéfaits, mais pleins d'espérances
ils sacrifient aux titans un coq aveugle
ainsi que d'innombrables poules aveugles à cheveux d'argent
et comme ceci ne sert à rien
Comme rien ne sert à rien
ils laissent tomber des paroles pleines de chrysanthèmes
Hirondil que fait-il
il met l'image du monde sous son bras
la soulève très haut la baisse très bas
il l'ouvre il la ferme
et la dépose sur la table du monde pour l'aimable contemplation
Hirondelle où va-t-elle
hirondelle s'en va-t-à la fenêtre
installe une chaise devant la fenêtre
saisit la poignée retrouve l'équilibre
ouvre la fenêtre
le ciel n'est pas libre
elle hurle incompréhensiblement dans la nuit
et ferme la fenêtre
puis elle revient à sa place et se laisse choir sur son lit
Hirondil où va-t-il
hirondil s'en va-t-à la porte
tire la clé de sa poche
ouvre la porte
contemple le néant
ferme l'oeil droit et la porte
ouvre sa bouche
compte ses dents
gobe le néant
compte les lunes
compte les saisons
hoche la tête et caresse son front
Alors les prunelles de ses yeux deviennent globes terrestres
il les prend entre le pouce et l'index
les roule sur la table
les fait éclater sur le sol
les lance en balles contre le mur
les rattrape au vol
et les fourre
avec la lune et la clé dans sa poche
et voilà ô noces chimiques
ô hirondil ô hirondelle
Où jadis s'élevait une étoile
une étoile maintenant se lève
Où jadis s'élevait une montagne
une montagne maintenant se lève
Où jadis s'élevait une maison
une maison maintenant se lève.
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En 1950, Max Ernst écrit en allemand le poème Das Schnabelmax ; Ce poème est traduit en français par Armand Robin ( voir à ce lien http://encrier87.fr/textes/index.php?post/Rencontre-entre-Max-Ernst-et-Armand-Robin-%3A-L-oiseau-couple-3065
En 1959, Max Ernst écrit en français le poème ci-dessus, version inspirée mais très différente de Das schnabel :
Armand Robin commente ci-dessous cet épisode :
"Qui change : le poète ou le bouvreuil ?
Quand un poète chante un bouvreuil à l'âge de vingt ans, qu'il recommence à le chanter dix ou vingt ans après, il ne s'agit plus du même bouvreuil, parce qu'il ne s'agit plus du même poète; c'est encore plus vrai si le poète est aussi un peintre qui a VU le bouvreuil.
Et c'est encore plus vrai, métaphysiquement, dans le cas de Max Ernst: il se conçut, se dessina « oiseau-max », dans les deux poèmes que nous publions ci-contre; mais en s'opposant d'un « oiseau-max» à l'autre.
Max Ernst se fit « oiseau-max », par poésie et peinture, il y a environ une dizaine d'années, d'une façon et sur un ton austères, graves, presque tragiques. Plus exactement encore, il voulut être strictement, littéralement, « oiseau-max ». Telle est l'impression essentielle que laissent le texte du poème en langue allemande: « Das Schnabelmax» et les dessins illustrant ce poème.
(Dans le cas de ce poème, il semble perceptible que le chant précéda, détermina les dessins - que même le poème fut l'élément structurant de ces dessins si « architecturés »). Une dizaine d'années plus tard, vers le mois de mai 1959, il se chante à nouveau, se peint à nouveau « oiseau-max » ; mais cette fois, il s'amuse avec les mots et les sonorités, bellement distrait du tragique d'autrefois. « L'oiseau-max » n'est plus du tout le stryge dont il illustrait dix ans auparavant son austère poème.
Qui décidera si Max Ernst eut raison d'être tragiquement beau vers 1950 et bellement amusé en 1959 ?
Il ne faut pas décider; il est suffisamment établi qu'en matière de poésie, de musique, d'arts plastiques, l'indétermination permanente mais précise est la plus saine source d'inspiration: « l'oiseau-max 1950» se voulait « oiseau-max» glabre; « l'oiseau-max 1959 » se veut « oiseau-max » délivré du stryge, du moins momentanément. « L'oiseau-max» 1959 détruit « l'oiseau-max» 1950.
Nos lecteurs trouveront ici, côte à côte, le texte allemand du poème de 1950... et le texte français qu'en refit Max Ernst en ce printemps 1959. Ils trouveront aussi notre version en français du texte de 1950 ; nous avons fait tout notre possible (sans penser à l'auteur, en ne pensant qu'au texte!) pour le restituer en sa rudesse première.
Cas très curieux de « traduction » poétique, c'est Max Ernst lui-même, par son entourage d'amis, qui me fit savoir qu'il aimerait bien que je m'occupe de son poème d'il y a dix ans; l'austérité, la sobre faroucheté de ce texte me frappèrent. Quelques mois plus tard, lui, de son côté, refit son poème pour le mettre en français. Et il fit de son poème original un tout autre poème, léger, léger, léger, sans vampire ou stryge!
Il ne resterait plus qu'à mettre en allemand du Max Ernst de 1950 cette joliette ariette de 1959.
Quel est le poète qui connaît sa poésie?
Armand Robin
Cet article de Robin figure dans Ecrits oubliés I Essais critiques de Françoise Morvan, éd UBACS, 1986..