Hommage à Jacques Réda , qui vient de nous quitter
Un drame au Luxembourg
Entre les marronniers qui n’ont rien d’autre à faire
Qu’à bien méditer la rondeur lisse de leurs marrons
Et le grand bassin où l’ondée elle aussi fait des ronds,
Un enfant a laissé son jouet : il préfère
Poursuivre un vieux pigeon qui se rengorge. Où est
La mère par ce temps humide où l’on choppe une grippe
facilement ? Eh bien là-bas elle se désagrippe
De sa chaise, ramasse, éponge le jouet
Sans doute cher ( un truc à moteur électrique ),
Le range avec soin dans un sac puis regarde le ciel,
Qui détient encore en liquide un riche potentiel,
Ouvrir dans sa grisaille une petite crique
De bleu phosphorescent. Donc elle se rassoit
Confiante, malgré l’ondée éparse, dans la nue,
Tandis que son enfant qui court en chemise éternue.
Son mot d’ordre paraît être : chacun pour soi.
Elle porte en effet un long ciré de luxe
Avec la coiffure assortie et de couleur marron
Glacé ( non chaud comme les fruits qui bientôt rouleront)
Soudain l’enfant trébuche et, pareil au mollusque
Sans coquille, demeure à terre en glapissant.
Que fait alors la dame ? Rien. Comme on chasse une mouche,
Elle agite une main en l’air et de l’autre se mouche.
Quand l’enfant se lève, une tache de sang
Marque son genou gauche. Il regarde sa mère.
Sa mère le regarde. Au loin s’envolent les ramiers,
Montent les tours de Saint-Sulpice et deux calmes palmiers.
J’assiste sans bouger à ce drame éphémère .
Dieu sait ce que les deux acteurs en retiendront.
Rien, peut-être. Ils ont disparu. Je pourrais presque croire
Que tout s’est déroulé dans ma seule mémoire,
Et tandis qu’un rayon hésite au ciel aléatoire,
Une goutte perdue éclate au milieu de mon front.
Jacques Réda - La source- Nouvelles poésies itinérantes et familères(1993-1998) Gallimard page 14