Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Jacques Réda(1929-) Rencontre avec Jacques Réda(1929- ) : Poème inédit de 2020 du temps du confinement

I

Le printemps accélère. On est encore loin de mai,

Cependant, toujours en retard, le platane s'y met

Et, du marronnier, du tilleul, entend suivre l'exemple.

De revenir demain pour longtemps. Mais on le contemple

comme si le pressentiment sombre nous alarmait

Le soleil, rayonnant sur la ville inerte, promet

De manquer à ce rendez-vous

À l'horizon plus ample,

On croirait presque discerner, par-delà les coteaux

De Saint-Cloud, des feux clignotants : serait-ce des bateaux,

ou bien une Arche de Noé cabotant sur les côtes

Pour sauver au moins les humains d'Honfleur et de Cabourg ?

Bientôt Pâques. Reverrons-nous beaucoup de Pentecôtes ?

Quelles cloches, dans l'air plus pur, couvriront le tambour

Voilà qui sourdement bat dans la cage de nos côtes,

Pauvres oiseaux ?

II

Ils sont déconfinés, les arbres, les oiseaux,

L'Air même qui respire et caresse les eaux

De la Seine et des lacs où revit la grenouille !

Et le Soleil levant lui-même s'agenouille,

À Versailles, devant ce qu'il va découvrir,

Entre les ponts où l'on a cessé de courir,

Du Louvre à Bagnolet, de Sceaux à Notre-Dame,

À travers les chevaux lisses du Macadam,

Sur le gros vieux pavé que le temps a poli

Et qu'ombrage à présent la fleur du pissenlit

On pourrait désormais aller à l'aveuglette

Sans craindre les pétards d'une motocyclette

Ou le surgissement muet d'un autobus

Certes, en même temps, se promène un morbus

Inconnu sur lequel le savant vaticine

Sans pouvoir le freiner dans sa course assassine

Il ne fait pas plus cas de l'homme que du rat

Et peut-être à mon tour me contaminera :

L'âge m'y prédispose, et ma dernière frasque

Sera de circuler dans la ville sans masque :

Je lui ferai l'effet d'un clown ou d'un bandit

Cependant le printemps d'heure en heure bondit,

Mais à la paresseuse et sûr de sa puissance.

Et chaque arbre selon les mœurs de son essence,

Comme si maintenant, honteux, on le fuyait,

Fête précocement le quatorze juillet

Sans flonflons de sa renaissance.

Jacqueqs Réda-Poème inédit paru en juillet 2020 dans Marianne