Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Saint-Pol Roux Rencontre avec Saint-Pol Roux : Oiseaux

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OISEAUX

(à CATULLE MENDÈS)

Les yeux partis du front des aveugles deviennent des oiseaux.

– Les petits oiseaux, passe encore ! allez-vous dire, mais les grands ?…

Les grands oiseaux, ne voyez en eux que des yeux exorbitamment épars depuis des temps immémoriaux.

Quelle force au surplus pourrait empêcher les yeux de grandir, une fois dans le libre azur ?

Roitelet : œil de poupon !

Mésange : œil de fillette !

Fauvette : œil de garçon !

Bengali : œil d’infante !

Pinson : œil de page !

Linotte : œil de bohémienne !

Moineau : œil de gavroche !

Alouette : œil de pâtre !

Bergeronnette : œil de lavandière !

Ortolan : œil de vicaire !

Rossignol : œil de poète !

Hirondelle : œil de bayadère !

Pivert : œil de pèlerin !

Chardonneret : œil de troupier !

Martin-pêcheur : œil de matelot !

Chauve-souris : œil de pierreuse !

Coucou : œil d’écornifleur !

Grive : œil d’ivrogne !

Merle : œil de satirique !

Sansonnet : œil de contribuable !

Canard : œil de mendiant !

Perroquet : œil d’histrion !

Tourterelle : œil de religieuse !

Ramier : œil d’amant !

Colombe : œil de martyr !

Pie : œil de veuve !

Corbeau : œil de fossoyeur !

Hibou : œil d’avare !

Goéland : œil de corsaire !

Coq : œil de toréador !

Poule : œil de ménagère !

Faisan : œil de gentilhomme !

Dinde : œil de magistrat !

Oie : œil de chanoine !

Héron : œil de cénobite !

Cygne : œil de patriarche !

Chat-huant : œil d’astrologue !

Cormoran : œil de flibustier !

Cigogne : œil de mage !

Condor : œil de bandit !

Vautour : œil de tyran !

Paon : œil de pape !

Aigle : œil d’empereur !

Et tant d’autres !


La preuve que voilà bien des yeux ailés, considérez les nids et les aires.

Dirait-on pas des orbites ?

Ils vont de climat en climat, de pic en pic, de lande en lande, de bosquet en bosquet, de branche en branche, les oiseaux ; et leur repos met, sur les choses, des yeux.

Lorsqu’un oiseau se pose, le roc ou la branche nous voit, et ses regards sont, selon le miroir de notre âme, bellement ou laidement sonores.

Aussi faut-il s’efforcer toujours d’avoir une âme claire et de marcher avec d’infinies précautions à travers la vie ; car, n’étant plus ceux des fronts humains, les yeux « tombés dans le domaine public » sont devenus les yeux de la nature.

Possible explication du Dieu-voit-tout qui surprenait notre enfance !

En effet Dieu c’est la fille, le garçon, le riche, le mendiant, celui qui souffre et celui qui jouit, celui qui nous aide et celui qui nous éprouve, celui qui récompense et celui qui châtie, – c’est enfin tout le monde à la fois.

Ne tuez donc pas les oiseaux !

Ne tirez pas sur eux la paupière de la mort !

Ne crevez pas les yeux qui volent !

N’aveuglez pas Dieu !

1891.


Bibliographie

“Oiseaux”, La Plume, n° 125, 1er juillet 1894, p. 273.

De la colombe au corbeau par le paon, Paris, Mercure de France, 1904, p. 31-35.

Maurice Chapelan, Anthologie du poème en prose, Paris, Julliard, 1946.

De la colombe au corbeau par le paon, Mortemart, Rougerie, 1980, p. 22-24.

Michel Décaudin, Anthologie de la poésie française du XIXe siècle de Baudelaire à Saint-Pol-Roux, Paris, Gallimard, coll. “Poésie/Gallimard”, 1992, p. 394-396.