Voylà l'estât, où je gaigne mon pain,
Pour ma vieillesse armer contre la faim.
Et pour payer une chambre locande,
Ce qui est or' ma despense plus grande.
Au demeurant je ne discours icy 495
Par le menu le chagrin, le soucy,
Et le soubson, que la vieillesse cache
Dedans son sein : le mal qui plus me fasche,
Et qui me faict cent fois le jour périr,
C'est de vouloir, et ne pouvoir mourir. 500
O que je suis différente de celle
Que j'estois lors, quand jeune, riche, et belle.
Un escadron j'avoy de tous costez
De courtisans pompeusement montez,
M'accompagnant ainsi qu'une princesse, 505
Fust au matin, quand j'allois à la messe,
Ou fust au soir, alors qu'il me plaisoit
De me trouver où le bal se faisoit !
Las maintenant un chacun me desdaigne,
Et seulement pauvreté m'accompagne. 510
Ceux que jadis desdaigner je souloy,
M'appellent vieille, et se mocquent de moy :
Et ceux dont plus j'estoy favorisée,
Sifflent sur moy d'une longue risée :
Se vergongnans de m'avoir voulu bien. 515
Pour rien en moy ne cognoistre du mien,
Jusques icy a couru ma fortune,
Selon le temps adverse, ou opportune.
Mais, ô chetive ! encor n'est-ce le poinct
Qui plus au vif le courage me poingt. 520
Le seul object de ma complainte amere
C'est, c'est l'ennuy de me veoir pauvre, et mère,
Non d'un qui soit d'aage pour se nourrir,
Ou qui me puisse au besoing secourir,
Mais d'une fille encor jeune et débile. 525
Qui sur les bras m'est en charge inutile,
Et sera, las, si cest astre inhumain,
Règne long temps sus le climat Romain
J'ay veu Léon, délices de son aage,
J'ay veu Clément de ce mesme lignage, 530
J'ay veu encor ce bon Paule ancien.
Premier honneur du sang Farnesien :
Après cestuy j'ay veu Jules troisième.
Ores je voy le grand Paule quatrième.
De tous ceulx-là je me doy contenter : 535
De cestui-cy je me veulx lamenter,
Pour avoir mis d'une loy rigoreuse
Dessoubs les pieds la franchise amoureuse,
Abolissant d'un edict défendeur
Ce qui estoit de Rome la grandeur. 540
Car si de ceux que Rome plus honore,
De courtisans, et des autres encore'
On veult ainsi les plaisirs limiter,
Quelz estrangers y viendront habiter ?
Tous s'en fuiront, ou pour dernier remède 545
Exerceront l'amour de Ganymede,
Où sans cela ne sont que trop appris
Ceux qui ont loy de n'estre point repris.
O temps ! ô meurs ! ô malheureuse année !
O triste règne ! ô Rome infortunée ! 550
N'estoit-ce assez, que le discord mutin
T'eust faict du monde un publique butin,
Et d'avoir veu sur ta rive Latine
Si longuement la guerre et la famine,
Si malheureuse encor tu ne perdois 555
La liberté : liberté, que tu dois
Plus regretter, que tes palais antiques,
Dont nous voyons les poudreuses reliques.
Fille, qui m'es plus chère que mes yeux,
Helas, pourquoy t'ont faict naistre les cieux 560
Soubs un tel siècle ? ou pourquoy si durable
Ay-je vescu pour te veoir misérable .''
Hélas, fault-il que ce beau chef doré,
Ces deux beaux yeux, ce pourpre coloré,
Ce front, ce nez, ceste bouche divine, 565
Et ce beau corps, qui des Dieux estoit digne,
Soit le butin, non point d'un courtisan,
Mais d'un faquin ou d'un pauvre artisan ?
Pour cela donc d'une main si soigneuse,
T'ay-je eslevée ? ô fille malheureuse,570
Si tu devois par telle indignité
Perdre la fleur de ta virginité !
Estoit-ce là ceste belle jeunesse.
Dont je faisois mon baston de vieillesse ?
Estoit-ce ainsi que mes travaulx passez 575
Dévoient un jour estre recompensez ?
O ciel cruel, estoiles conjurées,
N'avois-je assez de peines endurées.
Si en ma fille, en cest aage où je suis,
Je ne voyois renaistre mes ennuis ? 580
Je n'en puis plus, et mes pleurs qui s'espandent
A grands ruisseaux, le parler me défendent :
Donques priant ceux-là qui me liront.
Et de mes pleurs (peult-estre) se riront.
De m'excuser, si par trop de langage 585
(Vice commun à celles de mon aage)
J'ay discouru et mon mal, et mon bien,
Je feray fin : que peussé-je aussi bien,
Pour n'estre plus à ces maulx asservie,
Comme à mes pleurs, mettre fin à ma vie! 590
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