Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Annie Le Brun Rencontre avec Annie Le Brun : Ombre par ombre - Des travaux et des jours

Tout près, les nomades

Des travaux et des jours.

Des écharpes de rails flottant au cou, les nomades entrèrent dans les bars du port. Sous des visières de brume et de fumée, des mains jouaient au poker. Les longues jambes de la durée frôlaient les respirations. Et la musique enrouée de la taille des femmes buvait la houle des demi- mots. Là, tout était prêt. La plus intime discordance effilochait les limites de la réserve dévoyée.

Un vent, venu du nord le plus reculé, se leva dans l'œil des guetteurs et se mit à charrier, au fond des rues triangulaires, les parfums exotiques d’ici, d'ailleurs et de maintenant. De trop jeunes mendiants sortirent de leurs repaires et ramenèrent au sol leurs amies, cerfs-volants d’ infortune, qui tournoyaient dans les embruns, un couteau sur les lèvres. Le vent claqua en grand coup de feu. Des marionnettes tombaient et leurs reins de son éclataient avec des mugissements. Les rires s’incrustèrent en bijoux sur les ventres soyeux. On pendit quelques mauvais souvenirs. Il y eut même un concours désordonné de cicatrices inquiétantes. Le port ressembla à la haute mer.

— Et l’impatience?

— C'est un désir d'enfant qui galope, qui galope sur un corps de femme. Les orages déferlent si facilement dans la forêt des poignets.

Les nomades brisèrent les perspectives sur la scie de leurs genoux frissonnants. Le temps s'embarqua bientôt autour d’eux en bracelets d'écume. Les plus secrets déplacements s’engouffrèrent dans les voiles noires comme la joie. De médiocres épaves s'en allèrent au loin mourir en beauté et l'extrême confusion de leurs contours parvint même à capter l'attention troublée de quelques voyeurs de haut-bord.

Puis, tous s’emparèrent des sabliers de l'amour et les ouvrirent délicatement, mais vite, pour libérer le sable qui file sur le clitoris des adolescentes.

Le port partit à la dérive.

Les jours et les nuits désertèrent.

Annie Le Brun- Ombre pour ombre - p.77- Poésie/Gallimard